Les restaurants Cora embauchent, faites partie de l’équipe!
 | 
20 mai 2022

Lettre au Soleil

Cher Soleil,

Je me suis souvenu l’autre jour des vagues propos de ma mère faisant allusion au fait que j’étais arrivée ici-bas un jour d’immense soleil.
— « Un soleil éblouissant flanqué en plein milieu du ciel, le plus beau de tout le mois de mai », avait raconté maman.

Ce jour-là, du 27 mai, alors qu’elle arpentait son jardin avec son beau ventre tout rebondi, elle fut obligée de s’accrocher à sa vieille bêche pour absorber le signal brutal lui annonçant que j’allais enfin sortir de son ventre.
— « Je me souviens, dit maman, lorsque tu cognais pour sortir, j’ai levé la tête vers le ciel pour prier et c’est un soleil aveuglant qui me dévisageait. »

J’ai moi-même vérifié dans l’Almanach Beauchemin de 1947. Ce matin-là, cher Soleil, tu t’es levé à 4 h 18 et tu m’as attendu douze longues heures; le temps nécessaire à te rapprocher de la Terre et à te pencher vers la grande fenêtre du premier étage de notre maison. Avoue! Cher Soleil, tu nous as vues entre les rideaux. Maman qui m’expulsait en hurlant et la voisine qui l’aidait en me tirant la tête à deux mains. T’en souviens-tu? Ayant tout oublié en sortant du ventre de ma mère, j’ai lancé un cri d’effroi en affrontant ce nouveau monde. M’as-tu entendue? J’ai pleuré durant de longues minutes jusqu’à ce que la femme aux mains rouges plonge mon corps dans une grande bassine d’eau tiède. Elle m’a lavée, m’a ensuite séchée et enveloppée de plusieurs épaisseurs de tissus rugueux. Elle pensait certainement que ton immense chaleur n’allait rien faire pour me réchauffer.

Je me suis pourtant assoupie et j’ai dormi quelque temps jusqu’à ce qu’une tétine de chair rose et chaude s’introduise entre mes lèvres. J’ai tété avec avidité parce que mon corps ressentait un urgent besoin de se reconnecter aux odeurs familières de ma génitrice. « Tu as bu sans arrêt, racontait ma mère, tellement que j'ai dû calmer frérot et lui expliquer que tu n'allais pas me vider de tout mon sang. »

Ce mardi-là, cher Soleil, tu t’es couché à 19 h 35. Tu commençais juste à prolonger ta présence jusqu’après le souper en t’amusant à colorer de tes chauds rayons la trentaine de petits villages répandus tels des grains de chapelet autour de la péninsule gaspésienne.

Souviens-toi, cher Soleil. Quarante années plus tard, j’étais moi aussi présente à ta naissance. C’était en octobre 1987, lorsque je t’ai tracé pour la première fois sur une petite carte blanche. Voulant me faire plaisir, un client régulier insistait pour m’imprimer gratuitement des cartes d'affaires. Lorsque tu es sorti tout de go d’entre mes doigts, joufflu, épanoui et rayonnant, j’ai tout de suite cru au miracle. Comme si une divine main avait elle-même façonné ta belle tête jaune et brillante, tes paupières complices et ton immense sourire de contentement. À coup sûr, les anges et toi saviez ce qui allait nous arriver. Vous saviez que tu deviendrais une grande marque de commerce et que moi, ton humble maman, j’allais te servir jusqu’à épuisement de mes capacités.

Avec le temps, cher Soleil, j’ai appris que la plupart des miracles se succèdent devant nos yeux et nous ne les voyons pas. Nous attribuons leurs bienfaits au coup de génie, à la chance, au mérite ou à une quelconque récompense d’avoir autant œuvré. Comme je l’expliquais à mon petit-fils Zacharie (25 ans) l’autre jour, j’ai toujours cru aux forces de l’Univers capables de tout faire apparaître pour nous soutenir; tellement que je n’ai jamais perdu espoir. Toi, cher Soleil, tu m’as certainement entendu leur parler des centaines de fois depuis tant d’années. Je m’adressais à la petite voix à l’intérieur de moi; celle qui s’amplifiait à mesure que l’entreprise grossissait. Va savoir pourquoi! On dirait que plus je lui parlais, plus elle devenait importante dans mes réflexions. Plus j’avais confiance en elle, plus elle prenait de la place dans ma tête et dans mon cœur.

J’ai même baptisé cette voix du beau nom de Providence. Car, pour une femme comme moi qui gagne sa vie en vendant de la nourriture, ce beau mot signifiait « Densité inépuisable de “provisions” ». Avec Providence comme alliée, j’étais convaincue de ne manquer de rien. Et parce que j’y croyais fermement, je finissais toujours par atteindre mes buts. La vérité, c’est que je n’ai manqué de rien pendant toutes ces années de travail acharné.

Aujourd’hui arrivée aux trois quarts de mon âge, je suis encore éblouie des multiples miracles qui se réveillent avec moi chaque matin. Des yeux qui peuvent encore tout lire et admirer chaque détail de Dame nature. Une ossature forte, droite et solide. Une santé à toute épreuve. Une créativité d’abeille travaillante et un appétit de vivre quasi démesuré.

Maman avait bien choisi son jour. Car, ici-bas, le Soleil et moi avons développé un attachement impossible à dénouer. Et je suis certaine que, le moment venu, c’est emmaillotée dans sa douce chaleur que je m’envolerai vers le paradis!

Oui, oui, je suis née un 27 mai de Soleil éblouissant en 1947.

Cora

chevron-down