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30 septembre 2022

Mon cœur se remplume

Très chère dame Lilianne B., vous avez tellement raison. Je n’aurais pas dû jeter cette bouteille à la mer. Lorsque ma tête pense à l’âme sœur, je perds la boule et mon intelligence arrête de fonctionner. J’imagine ma bouteille voguer, parcourant des milliers de kilomètres à travers les mers pour enfin accoster sur une plage déserte où, par hasard, un vieux marin aux longues bottes cherche des moules pour son souper.

Je m’excuse mille fois à tous les océans que ma bouteille traversera. Excusez-moi aussi, chère Liliane, car je ne suis qu’imagination et vieillesse sur deux pattes, incapable de renoncer au grand amour. Dans ma tête, j’entends s’entrechoquer les coquilles des moules dans l’eau bouillante de la casserole. Je hume l’odeur du pain que mon héros vient tout juste de remettre au four. Dans sa maisonnette, je cherche le tiroir à ustensiles, une nappe, deux grands bols et deux gobelets.

Mon âme sœur sent la mer, son cou craquelé ressemble à l’écorce de certains coquillages et ses joues au bois de grève poli par la vague. Ses immenses bras sont comme deux quais parallèles au milieu desquels je voudrais accoster; ses yeux, des phares bleu-mauve scintillants, ses mains des plateaux d’abondance et sa voix, le doux chant de la baleine enjôleuse.

Lorsqu’il me dévisage, je vois des notes de musique s’échapper d’entre ses lèvres et un poème muet se dessiner dans le mauve de ses yeux. Mon âme l’entend. Je m’approche d’une fenêtre et la mer entre dans mon cœur. Je voudrais tellement trouver cette bouteille à la mer et la lui remettre en main propre. Je voudrais qu’il sache que j’existe; qu’il sache que je l’attends depuis mille ans.

Chère dame Lilianne B., grand merci de m’avoir permis de rêver un brin. La vie est longue et si courte à la fois. L’amour court les rues et pourtant, il est si difficile à harponner.

Il m’arrive quelques fois d’aller m’étourdir au Walmart. Je parcours les allées de nourriture telle une enquêteuse à la recherche d’une nouveauté. Je vérifie que notre mélange à crêpes déshydraté Cora est toujours sur les tablettes. Au chocolat ou nature, légèrement vanillées, les ventes vont bon train. Le fabricant a insisté pour mettre à l’endos du sachet une photo de ma jolie figure. Et j’en suis touchée. Offerts à travers le Canada, j’ai l’impression que ces sachets de mélange à crêpes me gardent vivante dans le cœur de tous les Canadiens.

Je visite aussi l’allée des crayons à mine. En septembre dernier, j’ai fait le plein de très jolis « Paper Mate Handwriting # 2 » aux magnifiques couleurs de l’arc-en-ciel. Je suis du genre à continuellement prendre des notes. Partout où je vais, j’ai toujours un étroit calepin dans ma sacoche. Comme l’entrepôt à souvenirs de ma tête ratatine lui aussi, je note l’important de tout ce qui m’arrive. Du moins, de tout ce qui est racontable!

À l’encontre des conseils de ma fille, encore une fois je me suis fait permanenter la tignasse. Je n’ai aucun talent pour me coiffer et la frisure assez serrée me convient parfaitement. Jadis, approchant la cinquantaine, je me suis fait raser la teinture blonde qui essayait de leurrer les bons partis. Comme si j’en avais! Toute ma vie en affaires, j’étais beaucoup trop pressée pour créer des liens. J’essayais quelques fois, mais lorsque des étrangers se présentaient à moi, ils étaient trop impressionnés par qui j’étais pour que nous puissions échanger cœur à cœur. Les affaires, du moins dans mon temps, avaient cette aura de sériosité qui empêche toute familiarité.

À cette époque, j’étais connue comme Barabbas dans la Passion. Tout le monde voulait me saluer. Je me souviens particulièrement des hommes à cette époque. Lorsqu’ils m’approchaient, c’était pour témoigner leur admiration à la femme d’affaires. Et la femelle restait cachée. Personne ne la voyait. Tout le monde encensait la Madame Cora. Et la femme s’effaçait. Je les laissais admirer ma réelle réussite et ignorer mon cœur vide de romance.

Ainsi va la vie, je suppose. On ne peut pas gagner sur tous les plans. Moi, j’ai choisi ce qui allait nourrir mes enfants. Et du moins, ils ont appris à cuisiner. Où sont donc cachées ces femmes qui ont réussi à tout avoir dans la vie? Combien sont-elles à posséder amour, réussite, famille et gloire? Comme dirait la grande Édith Piaf, je ne regrette rien. Aujourd’hui, je me reprends. Je souris à tout le monde que je croise et bien souvent, j’ai l’impression que mon allure colorée me rend dix fois plus accessible qu’à l’époque. Je ne suis plus une grande patronne, mais une jeune fille à l’apogée de sa maturité, une jeune vieille cherchant des amitiés sincères. Déjà, j’en ai quelques-unes : Adèle et Neil, Éric, Marie-Pierre, Claude et Carmen. Même avant mon périple d’affaires, ma vie émotive se situait à moins zéro. Mon père aimait ma mère comme un fou lorsqu’il la maria, mais ma mère aimait un protestant que l’Église lui avait interdit d’épouser. Et j’ai vite compris qu’être privé d’amour affecte toute une vie.

J’en suis encore à me reconstruire. Petit bloc après petit bloc, mon cœur se remplume et peut-être pourra-t-il un jour apprendre ce qu’est l’amour humain.

Cora

Chère Liliane, moi aussi j’ai l’impression que vous êtes mon amie et que je vous connais depuis longtemps. Vous devez savoir que ce sont vos précieux commentaires qui me gardent vivante et heureuse. Vous m’êtes très chère, comme toutes ces valeureuses femmes qui ont à cœur de me lire et de m’exprimer leurs bons mots.

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