Retour vers la maison (septième lettre de voyage)
Je quitte GRANDE-VALLÉE, son joli motel et sa vue du fleuve à couper le souffle. Je m’agrippe, je tourne et je grimpe plus haut sur une étroite route ressemblant à une banderole entourant un immense sapin de Noël. J’encercle les montagnes et j’ai peur tellement la route semble suspendue dans les airs. RADIO-CANADA annonce du beau temps; alternance soleil, nuages, humidex 25, dégagement des nuages en après-midi. Youpi! Quelques minutes passent et la radio se révolte à pleins poumons : 350 $ la nuitée pour un dodo aux États-Unis, 60 $ la livre pour goûter à un petit homard frais, sans compter le prix de l’échange.
Je descends maintenant une très longue côte. Je vole, je virevolte comme si j’étais une plume de goéland tombant du ciel. J’ai un peu peur, très peur même. Mes orteils sont cimentés à la pédale de frein. Un instant, j’espère que mon assurance auto est en règle. J’ai lu quelque part que l’homme qui marche est en meilleure santé. Celui qui roule est davantage en danger. Il risque à tout instant d’arrêter de pouvoir marcher.
SAINTE-ANNE-DES-MONTS, 95 kilomètres. Ai-je assez de café pour m’y rendre? Enfin, une maison jaune citron attire mon attention. Je la photographie à travers le pare-brise. C’est plutôt rare en Gaspésie les couleurs flamboyantes. Selon RADIO-CANADA, l’inflation est directement proportionnelle au prix de l’essence. Et ne me demandez pas à combien de $$$ je suis rendue pour admirer le paysage.
À bien y réfléchir, j’en suis à rouler mes derniers milles. Je n’ai plus besoin de grand-chose; plus besoin d’acheter de nouvelles fringues ni de souliers du dimanche, ni même de jolis foulards décoratifs pour cacher les craquelures de l’âge. Mes garde-robes en sont remplies. J’ai eu mon heure de gloire lorsque j’avais 15 ou 16 ans et que tout le monde me disait que je ressemblais à la célèbre Marina Vlady. C’était une belle actrice qui s’est mariée avec le magnifique Robert Hossein. Aujourd’hui, à mon âge, je vis dans ma tête la plupart du temps et j’y suis assez bien. Sauf lorsqu’un beau homard me tend sa pince. J’oublie la dépense. La chair de la mer est mon point faible. Ici, collée à l’océan : au diable la dépense. Je compense tous les petits carrés congelés de morue d’Islande que j’achète chez Costco.
Serait-ce mon dernier voyage dans le bas du fleuve? Peut-être pas! La seule façon de vivre longtemps c’est de pleinement accepter de vieillir, accepter d’avoir des projets, accepter de ne jamais arrêter de rêver. Mes proches savent que je suis une poseuse de questions, à la vie, aux autres, à moi-même et au grand manitou qui ne répond jamais. Arriverais-je à savoir qui je suis avant de lever les pattes? J’ai souvent l’impression que mon identité est en constante métamorphose.
SAINTE-MADELEINE-DE-LA-RIVIÈRE-À-MADELEINE annonce la planchette verte. Elle est où ma rivière à moi? N’ai-je point lavé assez de vaisselle dans ma vie pour avoir ma propre bassine quelque part? Au paradis, peut-être?
Nous arrivons à GROS-MORNE. Qui est-ce? Un ours célèbre? Un ancien Canadien surdimensionné? Qui est GROS-MORNE? Une montagne défrisée? Un célèbre chef autochtone? Y aurait-il ici-bas un ministère des Nomenclatures des villes et villages? Et de noms d’églises?
ATTENTION! ANSE-PLEUREUSE à l’horizon. 12 kilomètres. « Les larmes lavent nos yeux », disait maman à travers la porte lorsque je me cachais dans une garde-robe pour tempêter. Ainsi va la vie. Avez-vous déjà remarqué que nos malheurs sont souvent entrecoupés de petites joies surprenantes? Je m’enfuis de la maison avec mes enfants. L’époux ne me donne rien, rien de rien, et malgré cela, je saute de joie d’être enfin libre. J’en ai bavé plus d’une fois et j’ai fini par apprendre que la grosse misère ne dure jamais éternellement. Au pire, au plus noir du désespoir, il y a toujours une petite fissure, un mince filet de soleil s’immisçant dans notre nuit. C’est peut-être de cela que parlait le célèbre Leonard Cohen : la petite faille d’espoir que nous portons en nous. Je vais certainement revisiter ce grand poète. J’ai d’ailleurs jadis étudié la symbolique de ses psaumes dans le livre qui s’endort avec moi, sur ma table de chevet.
À MONT-SAINT-PIERRE, j’apprends finalement que le GROS-MORNE est un joli rocher qui avance dans la mer. Mais pourquoi ce rocher est-il morne et triste? Je roule, je roule un très long moment en frôlant la mer. J’espère toujours voir un dos de baleine sortir de l’eau. Surtout lorsqu’une volée de goélands dessine une chorégraphie dans le bleu du ciel. J’en vois plusieurs se poser, s’assoir au ras de l’eau, ou sur le bois mort de la grève. Ces oiseaux m’impressionnent. J’en ai même eu un suspendu dans ma verrière des années durant. Je lui disais bonjour chaque matin, jusqu’à ce qu’un peintre en bâtiment le lance dans un gros « container » à déchets, il y a quatre ans. J’avais entrepris quelques travaux de rénovation dans la maison et mon beau goéland de plastique s’est envolé.
MARSOUI, 10 kilomètres. Je longe toujours la mer. Vivifiante et apaisante, l’eau de la GASPÉSIE me fait penser à la bonté. Je l’imagine remplissant toutes les chambres vides de ma vie. Un peu plus loin, je repense à la triste histoire du GROS-MORNE. Un vieux pêcheur m’a raconté que le gentil rocher s’était amouraché d’une sirène immensément belle dont les yeux d’agates mordorées attiraient les marins affamés. Capricieuse et hautaine, la gueuse ignorait le rocher qui lui, en tendant les bras vers sa belle, avançait loin dans la baie. La méchante sirène préférait enjôler ses multiples prétendants avec sa voix d’archange et sa queue d’écailles scintillantes.
Jadis, à 18 ans, j’aurais pu être une belle et bonne sirène, amoureuse d’un solide rocher. Mais je suis restée sur la terre ferme. Et cela n’a pas empêché un terrible requin de saccager tous mes rêves de jeune femme. Attentionnée et studieuse, je terminais de grandes études classiques qui allaient m’amener à la Sorbonne de Paris. Mon plus cher désir était de devenir écrivaine. Et pourtant!
Je me souviens tellement de ce fameux samedi soir où la terre s’est mise à tourner du mauvais côté. Je venais juste de passer mon permis de conduire et papa avait consenti à me prêter sa petite Volvo blanche pour aller visiter une copine de collège demeurant à quelque 15 kilomètres de la grande ville de Montréal. J’allais y passer le week-end. Je jubilais au volant de l’automobile, j’aimais conduire autant qu’aujourd’hui. Et lorsque je suis arrivée chez la copine, ses deux cousines de nos âges y étaient. Ces trois jeunes filles étaient des mordues de danse.
Beaucoup plus dégourdies que moi, elles allaient fréquemment, le samedi soir, dans des « dancing » du centre-ville de Montréal. Et bien entendu, elles ont insisté pour que nous y allions toutes les quatre avec l’automobile de papa. Sans vraiment réfléchir, j’ai consenti parce que j’aimais tenir le volant. J’ai dû, en conduisant, avertir les copines que je ne savais pas danser, que je n’avais jamais dansé, jamais de ma courte vie. Elles ont pouffé de rire à gros bouillons. J’étais une jeune fille plutôt intellectuelle et studieuse qui n’avait, comme on dirait, jamais sorti dans le monde.
Lorsque nous sommes arrivées à destination, la noirceur tombait sur la ville. Les magasins étaient fermés, mais les trottoirs étaient encore bondés de jeunes et de moins jeunes. Une faune urbaine qui m’était totalement inconnue. J’ai stationné dans un parking payant et sécuritaire. J’ai ensuite suivi les copines qui semblaient très bien connaitre l’adresse du dancing. Un homme obèse et sans âge en gardait la porte. Il l’ouvrit avec un sourire davantage interrogateur que conciliant. N’étions-nous point trop jeunes pour ce genre d’endroit? Allait-on nous demander nos cartes? Devant nous, un immense escalier dans lequel déboulait un bourdonnement d’enfer. Devant moi, les copines grimpaient les marches deux par deux, hypnotisées par la musique. Ouache! Où suis-je? À chaque marche, j’ai voulu me retourner et quitter cet endroit. Mais j’avais promis qu’on reviendrait ensemble chez la copine. Et je me suis laissée conduire à une table ronde faisant face à la piste de danse. « Quatre Cosmopolitains », commanda la copine. Quatre quoi? L’endroit lui-même était cosmopolite, bourré des plus beaux mâles que j’ai vus de toute ma courte vie. Je ne pouvais pas à cette époque distinguer les différentes nationalités présentes dans ce dancing, mais j’appréciais la beauté de ces hommes. Ils ressemblaient presque tous aux dieux mythiques de l’Antiquité gréco-romaine; ceux-là mêmes dont j’ai étudié l’histoire pendant mes études classiques.
Et voilà que, soudainement, l’un d’entre eux, immensément grand, solide et beau avec sa chevelure d’ébène et le teint cuivré, s’avance vers notre table. Je le dévisage tellement il est magnifique. Mais lui a les yeux enfoncés dans le turquoise des yeux de la copine. Après quelques longs instants, étrangement, il se tourne vers moi. Ses yeux m’hypnotisent. Il tend sa main et m’invite à danser. Incapable de dire non, je me lève et me laisse tirer vers le centre de la piste.
Et c’est ainsi qu’ignorante des choses de la vie, une Belle au bois dormant s’est endormie pour de nombreuses et longues années cauchemardesques. Mais elle se réveille tout doucement. Essayant d’assembler les pièces du casse-tête, revisitant les bons et les moins bons moments de son existence. Écrivant, lisant, cherchant à comprendre la morale de son histoire. Une chose est certaine : il ne faut pas se fier à l’apparence des autres, mais à leur bonté de cœur.
À suivre la semaine prochaine!
Cora
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