Un écureuil me mord le gras du pouce
7 h 45 au café du village
Chère dame Lise S., allez-y, reprenez votre crayon et votre cahier et, de grâce, écrivez; griffonnez tout ce qui vous passe par la tête. Videz votre caboche et après, faites une pause, constatez à quel point ça fait du bien, à quel point vous vous sentez plus légère. Comme lorsque nous rangeons nos tiroirs de cuisine, nos garde-robes ou les étagères de la bibliothèque.
Pourquoi pensez-vous que j’écris? Pour faire le ménage de ma vie avant de fermer boutique, pour partir les mains vides et la tête proprette. Ça fait déjà quelque temps que je me dissous à petites doses. J’ai commencé à vous écrire au début de la pandémie, lorsqu’on nous menaçait de fermer nos restos à la clientèle. Nous étions désemparés.
Comment allions-nous garder contact avec nos précieux clients? Comment allions-nous pouvoir continuer à vous aimer, à être près de vous, à vous servir de délicieux déjeuners? Et c’est ainsi, dame Lise, que nous avons eu l’idée de vous servir chaque dimanche matin, des déjeuners de mots joliment fignolés. Et bien sûr, je devins l’heureuse élue pour cette sublime mission. J’en suis aujourd’hui à la cent-quarante-quatrième assiette de jolis mots. Et, croyez-le ou non, ma fontaine d’inspiration bouillonne encore.
C’est difficile à admettre qu’un damné virus m’ait transmis un cadeau aussi gros. Oui, oui! Je vous l’avoue humblement, écrire ces LETTRES DU DIMANCHE m’a sauvé la vie. Déjà, la retraite avait drôlement ralenti mes transports et voilà qu’une pandémie mondiale m’enfermait à la maison. Je n’en menais pas large, comme dirait l’autre. J’avais beau réfléchir à outrance, ma tête s’asséchait, rien n’y coulait. Chaque matin, j’allais entreprendre le grand ménage du logis, mais au lieu de mouiller mes guenilles, je buvais café après café en lisant.
Et voilà qu’un miracle se produit. J’écris ma première lettre et je l’intitule ÇA VA BIEN ALLER! Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce fut tellement facile pour moi d’allonger des phrases pour en faire des paragraphes. Surtout que je me sentais très à l’aise de parler à un auditoire qui m’aimait déjà, celui-là même qui avait goûté à ma délicieuse nourriture.
Tout s'est tellement bien déroulé, que je n’ai jamais cessé d’écrire. Dimanche après dimanche, maux à mots, je continue de raconter le rose et le noir de ma longue toile de vie. Sabotée tellement de fois, ma passion de jeune fille avait été l’écriture. Et voilà qu’avec ces LETTRES DU DIMANCHE, le grand rêve de ma vie s’est matérialisé.
Chère dame Lise S., vous me dites qu’avant de partir pour le grand voyage, il faut se vider l’esprit. Vous avez tellement raison. L’ÉCRITURE nous le permet; elle apaise notre petit cœur trop affairé. Si vous le voulez bien, envolons-nous, légères comme des merles d’Amérique à la poitrine orangée. Débarrassons-nous ensemble des mauvais souvenirs que nous cultivons dans nos plates-bandes. Vidons nos poches des remords que nous trimballons aisément partout où nous allons. Crions ensemble ces phrases brûlantes que nous n’avons jamais osé prononcer. Si vous le voulez bien, prenons la clé des champs et libérons-nous de nos entraves. Nous en avons le temps.
L’ÉCRITURE est un train à très grande vitesse, un TGV qui, comme en Chine, peut atteindre 600 kilomètres à l’heure. Imaginez un peu combien rapidement l’écriture peut tourner autour de notre petit cœur trop affairé!
11 h 10
Soudainement, un petit écureuil noir me conte fleurette à travers la vitre du café. Il s’approche, se cogne le nez, recule et revient comme s’il me connaissait depuis toujours. Peut-être a-t-il raison? Se souviendrait-il de m’avoir mordu le gras du pouce il y a quelque 45 ans? J’étais alors une jeune maman assise sur le balcon du troisième étage d’un logis minable dans lequel j’essayais d’élever mes trois marmots. Je n’avais, à cette époque, point besoin d’imaginer le pire puisque chaque jour il survenait sans crier gare.
Pourrai-je jamais pardonner à cet homme monstrueux de nous avoir traités moins bien qu’une famille de chats de ruelle? Dieu merci, nous avions nous aussi neuf vies, mais nous l’ignorions à l’époque. Notre périmètre d’activité était très restreint. Au nord, à quatre rues du triplex : l’école des enfants. À l’ouest, trois rues nous séparaient de l’épicerie grecque que nous fréquentions. Au sud, à deux rues, la maison de la belle-sœur acariâtre, et à l’est, à quelque 12 rues de distance, l’eldorado des distractions : un cornet de crème glacée molle pour chacun chez McDonald’s. Nous y allions rarement, mais quand ça arrivait, c’était la fête. Au retour, le petit s’installait sur mes épaules et bien souvent des lippées de crème glacée me coulaient dans le cou.
J’aurais fait n’importe quoi pour que mes pauvres chatons puissent croire qu’ils étaient des lions. Avec l’âge pourtant, ils le deviendront, un à un, capable d’aider les autres. La tentation de déplumer l’oiseau de malheur m’a souvent visitée, surtout lorsque j’ai regagné ma confiance en moi. Mais j’ai résisté. Je suis demeurée calme et placide pendant toutes ces années de travail acharné.
Avec le temps et quelques onces de sagesse, ma colère s’est calmée. J’en suis même arrivée à le remercier; pas encore en personne, mais un tout petit peu dans ma tête. La misère qu’il m’a fait subir a bâti en moi une force exceptionnelle, et j’ai eu besoin de mûrir pour l’apprécier. Sans honte et sans scrupules, cet homme a détruit plusieurs de mes rêves, dont celui de devenir écrivaine. Qu’à cela ne tienne, je n’ai pas pour autant perdu mon temps. J’ai créé une belle entreprise et mes enfants ont appris la valeur du travail bien fait.
Aujourd’hui l’écriture coule comme l’eau d’érable au printemps, sans morte-saison. Où que je sois, je n’ai qu’à ouvrir l’écran magique et les phrases s’y entassent. De surcroît, grâce au mauvais mari, j’en ai des tonnes à raconter.
13 h 47
Aussi affamée qu’un tigre poursuivant une gazelle, je ferme mon iPad. Ma soupe aux lentilles pourra-t-elle me satisfaire? Les boursouflures de la miche de pain au fromage m’hypnotisent. J’en achète une, la plus grosse de l’étalage. Damnée gourmandise!
Cora
❤