Un gros homard et moi
Un matin, chez IGA, malheureuse comme une citrouille qui se croit un légume, je longe les allées à la recherche d’une petite douceur. À l’intérieur de mon triste cœur, quelques larmes tombent et brouillent ma courte liste d’épicerie. Vivre seule et vieillir me déboussole, me coupe la faim. Je maigris un peu. Vêtue d’un pantalon et d’un blouson désormais un tantinet trop grands, j’avance dans l’allée des congelés tel un brise-glace polaire se dirigeant sur sa peine surgelée.
Devant l’étalage de bonbons, je pense à mes deux arrière-petits-fils à qui leur mère interdit d’en manger. Je zieute pour moi les bonbons brun-noir qui goûtent le café. Délicieux! Une jeune tête rousse s’avance et dépose exactement 225 grammes de sucreries sur la petite balance à bonbons.
— « Une demi-livre de bonheur! », me lance le jeune homme. Je me demande s’il en aura assez pour se contenter.
Une bouffée de chaleur m’enserre soudainement les viscères. Midi pile, dans cet immense IGA, j’ai faim de câlins. J’ai soif d’amour. Je voudrais me trouver dans les bras de quelqu’un; dans ceux de ma mère ou de mon père pour qu’ils me bercent, pour qu’ils me rassurent et me disent des mots doux.
Arrivée au comptoir des laitues, un beau vieux en tablier blanc m’accoste et m’explique tous les bienfaits d’un avocat.
— « L’avocat que je connais est en très bonne santé, lui dis-je avec le sourire. Dans son bureau, il passe ses journées à rédiger de précieux contrats de franchise et des contrats de travail pour l’entreprise. »
— « Attendez, belle dame. L’avocat dont je parle se mange! Riche en lipides, il procure toutes sortes de bienfaits pour la santé. »
— « Pourquoi je n’en mange pas plus souvent, dans ce cas? »
— « Croyez-moi sur parole, poursuit le vieux en tablier blanc, j’en mange deux ou trois chaque semaine et je suis en pleine forme. Je joue au hockey, je saute à la corde et ma femme m’oblige à entretenir un grand jardin en été et à déblayer moi-même la neige en hiver. »
Seigneur! J’ai envie de mettre ce beau vieux en tablier blanc dans mon panier. Mais au lieu de cela, je tâte l’avocat qui s’avère ni trop dur ni trop mou, et j’en prends deux. L’expert au tablier me confirme qu’ils sont parfaitement mûrs et prêts à être mangés. Je suppose qu’on n’est jamais assez protégés des maladies ni des méchants garnements.
Je me dirige ensuite dans l’allée la moins excitante à zieuter. À droite, des soupes et autres produits en conserve ainsi que mille et une sortes de craquelins. À gauche, un fouillis de marinades, de sauces à crevettes cocktail et la nouvelle vraie de vraie mayonnaise MAG entièrement québécoise. J’ai faim! J’aurai certainement besoin de quelques tranches de jambon Première Moisson et de deux ou trois belles feuilles de laitue bien lavées si je veux goûter à cette merveilleuse mayonnaise entre deux tranches de pain.
Approchant le royaume du poissonnier, je fais semblant de calculer mentalement combien de homards j’aurai besoin pour une table de huit convives samedi qui vient. L’homme, lui aussi magnifique, réfléchit et sort de son enclos. Il s’approche de moi et s’informe si des à-côtés complémenteront les homards. Je faiblis. J’ai presque envie de m’évanouir pour me retrouver dans ses bras!
Sur l’étal devant moi, une centaine de homards rouges cuits à point sont couchés dans la neige attendant d’être choisis. Encore une fois, je zieute le bel homme parfumé aux algues. Marié et un peu plus jeune que moi, sa bouille est à mourir d’amour.
Puisque nous discutons quasi chaque fois que je fais mes achats ici, le poissonnier sait que je suis Gaspésienne et, comme la saison du homard bat son plein, il se permet de me toucher la pince et de m’en choisir un très gros. Ce soir, le gros homard et moi allons festoyer.
Arrivée à la maison, je sors le marteau du coffre à outils. Comme grand-père Frédéric me l’a appris, je commence par ébouillanter mes instruments : le marteau pour fracasser la carapace et le couteau pour détacher la chair. Ensuite, j’ouvre délicatement la bedaine du gros homard. Wow, tout ce que j’y trouve! Je tire et coupe pour détacher les quatre paires de pattes de l’animal, ses deux généreuses pinces à l’avant et l’immense queue large et musclée prête à se détacher du tronc.
Je me suis souvenu que j’avais aussi mis dans mon panier un pot de la nouvelle mayonnaise québécoise et deux avocats, ceux qui sont mangeables, hihi! J’ai donc décidé de m’offrir un festin! J’ai sorti de l’armoire une belle assiette de service, un grand bol à soupe pour mettre la carcasse de l’animal et mon assortiment de pinces et de fourchettes à homard. J’ai ensuite débouché une bonne bouteille de vin blanc et je me suis régalée.
Mon gros homard rouge a vite avalé ma peine!
Cora
❤️