Avant de m’envoler
Avant de m’envoler, arriverais-je à extraire mon cœur de son écrin de chagrin? J’ai été femme, puis homme pour ma descendance, et me voici, ni l’une ni l’autre pour moi-même. J’ai quelquefois l’impression que mon cœur pourrait cesser de battre, comme si un ange allait enlever les piles. Je ne tiens qu’à un fil, et je n’ai qu’une toute petite idée de ce à quoi l’éternité ressemblerait. Je m’agrippe à cette conception de durée qui n’a supposément ni commencement ni fin.
Avant de m’envoler, je bénirais mes trois rejetons. Une fille et deux garçons, tous dans la cinquantaine aujourd’hui. Ils sont ma raison de vivre, ma joie, mon bonheur et mon héritage ici-bas. Ils m’ont donné quatre petits-fils et deux petites-filles, ainsi que deux arrière-petits-fils. Quel immense bonheur ce sera pour moi de les voir bientôt sauter dans la piscine de leur arrière-grand-mère!
Avant de m’envoler, peut-être devrais-je me réconcilier avec le géniteur de mes enfants. Surtout, lui pardonner ses bêtises, ses manquements d’amour et sa totale ignorance du droit chemin. Comme je sais que cet homme de 91 ans vit encore dans son village natal, je devrais au moins le contacter, lui dire quelques bons mots et lui pardonner.
Avant de m’envoler, je vais prendre le temps de recopier au propre toutes mes meilleures recettes de gâteau : le sachertorte, le citron-pavot, le Reine Elisabeth et le fameux double chocolat bourré de noisettes! De nos jours, les noisettes sont rares et coûteuses, mais heureusement, j’en trouve des fraîches chaque samedi de l’été au marché de Val-David, dans les Laurentides. J’en profite pour faire le plein; deux gros pots Mason que je conserve à la noirceur dans l’armoire du haut. Cet été, j’ai d’ailleurs l’intention d’amener mes deux arrière-petits garnements à Saint-Ambroise-de-Kildare pour qu'ils puissent eux-mêmes cueillir des noisettes et de les regarder se bourrer la fraise.
Avant de m’envoler, j’aimerais encore dessiner. Oui, oui! La femme d’affaires que j’étais jadis transportait toujours son assortiment de crayons noirs bien aiguisés et un coffret de 48 couleurs. Étrangement, j’aimais surtout dessiner des poissons, des hiboux et quelquefois des visages. Assise à ma table de cuisine, je contemple un magnifique hibou crayonné par mes mains il y a plusieurs années déjà. Peut-être devrais-je songer à recommencer.
Avant de m’envoler, il faudrait sans doute que je désembourbe mes garde-robes, mais à force de vivre en bonne santé, je badine, je rigole, je conserve tous ces vêtements colorés auxquels je suis très attachée. Chaque matin, j’enfile du rose ou du jaune, un petit peu de bleu sur mes yeux et du mauve grâce à mes nouvelles barniques.
Avant de m’envoler, je souhaiterais prendre mon temps pour faire mes adieux aux merveilleux paysages que j’ai tant aimés. À ma splendide Gaspésie, à mon village natal, aux falaises rouges escarpées, aux baleines du bas du fleuve et aux milliers de goélands avec lesquels, jeunette, je conversais. Encore une fois, j’insisterais pour revoir le Rocher Percé, le traverser à marée basse, le toucher, le caresser probablement pour une dernière fois.
Avant de m’envoler, traverserais-je encore quelques océans? J’ai visité la France, l’Italie, le Danemark, la Suède et la Norvège et j’ai habité la terrible Grèce d’où venait l’époux. J’ai aussi marché deux grosses heures sur la grande muraille de Chine et, trois ans plus tard, j’admirais les cerisiers en fleurs et le plus vieux village du Japon. Ayant tant de fois bourlingué à travers notre grand Canada pour y planter plus d’une centaine de restaurants, encore et toujours, je me réjouirais d’inaugurer chaque nouveau resto!
Avant de m’envoler, je voudrais tellement tomber en amour pour vrai. Trouver l’homme de mes rêves, celui qui nous construirait une petite île dans nos têtes; là où nos âmes sœurs se rencontreraient gaiement.
Avant de m’envoler, j’implorerais les anges pour que mes parents me reconnaissent et m’accueillent à la grande porte du ciel. Je leur confesserais mes péchés, mes bévues, mes torts, mes remords et, je l’espère, on me laisserait entrer au paradis.
Généralement, lorsque j’écris assise à ma table de cuisine, je ne réponds pas au téléphone. Mais ce jour-là, ce 24 mars 2025, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai répondu. C’était ma bonne amie des Hautes-Laurentides qui m’informait que son époux adoré venait tout juste de mourir d’un affreux cancer qu’il combattait depuis presque dix mois. Je ferme immédiatement l’iPad et je pleure à gros bouillons. La mort, cette affreuse faucheuse, nous guette jour et nuit.
Cora
❤️