L'âme sœur
J’écris mes textes comme je cueillais jadis de petits fruits en été. Avec tellement de plaisir, j’adorais en remplir un gros bol pour les offrir à ma maman! Réjouie, elle nous préparait un beau renversé aux fruits pour le souper. J’examine aujourd’hui chaque mot de la même façon que je choisissais chaque fraise ou framboise; je le palpe, le chouchoute, et le dorlote jusqu’à être convaincue qu’il mérite sa place dans une phrase. J’ai toujours aimé noircir des pages et mordre dans de belles phrases qui me font réfléchir. J’empile et j’accumule les brouillons jusqu’à ce que l’ouvrage commence à mijoter.
Par la fenêtre ce matin, je contemple un ciel gris foncé, morcelé de gros nuages. D’un coup, j’ai l’impression qu’il avale tous les mystères du vaste ciel : Dieu, la maladie, la mort, la guerre, les tornades dévastatrices, Bhopal, Tchernobyl et les assassinats gratuits un peu partout sur la planète. Quelquefois, je regarde vers la voûte céleste en me faisant croire qu’il s’agit d’un immense foutoir d’incompréhension. Peut-être suis-je fautive de penser ainsi. Ma caboche ressemble à celle d’une fourmi qui ne sait pas faire grand-chose sans sa colonie de vaillantes comparses.
J’essaie de me souvenir des vieux philosophes dont j’ai étudié les vérités, mais ma tête s’enlise dans les vastes champs de l’oubli. Je me perds en conjectures et j’attends que le ciel s’éclaircisse. Cela explique sans doute mon continuel recours à la fantaisie, à l’imagination et aux immenses oiseaux féeriques qui acceptent de promener mon corps au-dessus des océans. À l’occasion, mes amies corneilles conversent avec moi, un aigle m’envoie une lettre, un loup entre dans ma cuisine, et des grenouilles coassent pour m’endormir.
Ici-bas, dans ce monde tellement grand, je me dis qu’il y a suffisamment de place pour que tous les humains puissent y vivre en paix. Pourtant, quelque part dans la tête des hommes belliqueux, il y a la guerre pour assouvir cet ardent désir de toujours agrandir leur territoire. Depuis que le monde est monde, ces soi-disant puissants seigneurs tuent pour contempler leurs possessions avec davantage d’aisance. Jadis, on brûlait des femmes qu’on croyait des sorcières et, aujourd’hui, on continue à les occire pour rien. Où s’en va le monde? Est-ce juste moi qui broie du noir? Est-ce l’écosystème qui se révolte ou le progrès qui perd la boule? Encore une de mes interrogations philosophiques pour laquelle je n’ai pas la réponse. J’ai juste des mots dans ma besace, des tonnes de mots à vous lancer pour nous divertir.
La vie peut être longue et tortueuse, parsemée de questions difficiles à élucider. Je vis dans une maison-bibliothèque qui contient des milliers de livres qui n’offrent plus de réponses à mes préoccupations actuelles. J’interroge souvent Google, qui est hyperconnaissant, mais sans âme. À ce qu’il paraît, le futur de l’intelligence artificielle sera doté de sentiments. Où s’en va le monde? Devrait-on considérer l’intelligence artificielle comme une menace ou une occasion pour l’humain? L’IA deviendra-t-elle suffisamment brillante pour me présenter un jour l’homme idéal? Une âme sœur pourvue d’une intelligence compatible à la mienne?
Mon âme sœur, je pense bien l’avoir déjà croisée. En avril 2016, je visitais le pays du Soleil-Levant et j’avais déjà photographié les cerisiers en fleurs, tous plus beaux les uns que les autres. J’étais éblouie! Puis la guide annonça l’activité du lendemain et nous promit un éblouissement sans pareil : une forêt de bambous. C’est en route pour cette destination prometteuse que mon âme sœur s’est approchée de moi. Elle vivait dans le corps d’un magnifique Japonais avec qui je me suis promenée dans la forêt de bambous géants d’Arashiyama. Je m’en souviens comme si je m’y trouvais toujours!
Dans l’autocar, j’étais assise à côté de ce Japonais immensément beau. Je ne pouvais point l’ignorer. Mon cœur sautillait tel un petit oiseau sur une branche de cerisier. Mes yeux voulaient s’enraciner dans les siens. Nous traversions des campagnes et des villages dont les paysages devaient paraître époustouflants aux autres voyageurs, mais je n’avais d’yeux que pour cet homme magnifique près de moi. Il sentait si bon, son arôme exotique éveillait tous mes sens. Ses mains demeuraient posées sur sa cuisse droite, l’une sur l’autre, comme en prière. J’ai essayé tant bien que mal d’apercevoir son nom sur le porte-nom fixé à sa veste, sans succès. Puis, la guide annonça que nous allions bientôt arriver à destination. Le bel individu et moi étions restés silencieux durant tout le trajet, quelque deux heures de soupirs déboulant dans le vide cahoteux de mon cœur.
L’autocar s’était arrêté à deux reprises et, chaque fois, l’homme s’était faufilé devant moi et m’avait tendu la main pour m’aider à en descendre. J’osais à peine le regarder tellement son visage m’attirait, tellement sa maîtrise m’envoûtait!
Arrivés à la forêt de bambous, on nous a servi, à chacun d’entre nous, une jolie boîte de sushis que nous avons dégustés en silence, lui et moi. Le moment de traverser la forêt arriva et nous avancions à pas de tortue, sans même voir devant nous tellement nos yeux fixaient le ciel et les immenses flèches de bambous piquant tout droit dans le ventre des nuages. Mon cœur ronronnait de bonheur. Et voilà que, pendant que je contemplais le délicat bruissement de l’air glissant entre les bambous, l’homme disparut. Comme une plume emportée par le vent, l’espoir d’un quelconque rapprochement s’évapora. S’était-il enfui, perdu, caché? Je me pose toujours la question.
Lorsque la guide s’approcha enfin de moi, elle prononça deux mots qui me révélèrent le nom de mon charmant compagnon de voyage : « Watanabe Isamu ». J’aurais voulu que cette rencontre ne soit qu’un rêve et que je puisse continuer de m’y blottir. Mais il s’agit d’une histoire réelle qui s’est déroulée le 17 avril 2016, à l’ouest de Kyoto, dans la bambouseraie d’Arashiyama. Pendant ces quelques instants, j’ai cru que j’avais rencontré mon âme sœur. Assise à ses côtés silencieusement pendant deux belles heures, j’ai eu amplement le temps de m’imaginer avec lui pour le reste de mes jours. Encore une fois, j’ai permis à la folle du logis de me fabriquer un bonheur époustouflant, inimaginable; aussi magnifique que l’aura de cet homme d’un seul jour.
Cora
♥️
