Les principaux acteurs de ma jeune vie
Comme au cinéma, j’ouvre grand les rideaux. Je n’essaie plus d’oublier les principaux acteurs de ma jeunesse.
Ma mère qui n’aimait pas mon père. Ce père qui aimait ma mère comme un fou. Le grand-père qui toujours nous protégeait. Frérot, le vagabond sans façon. Nini, ma cadette. La plus jeune, pleurant dans son berceau, et moi, la grandette, qui écrit cette histoire. Le personnage omniprésent, celui à qui nous offrions toutes nos prières et que nous craignions sans jamais l’avoir croisé, était campé par Dieu, cet inconnu qui veillait sur nous.
À cette époque, les adultes occultaient leurs misères. Peut-être priaient-ils en cachette, au bout du quai ou dans la grange en caressant le museau d’un nouveau petit veau. Nous, les marmots, n’apprenions rien de la joie ni du bonheur à la maison. Nos jeunes cœurs étaient aussi purs que les fraises sauvages dans les champs, nos doigts rosis et nos salopettes salies en témoignaient. Puis, il y avait Maman dont la bouche s’emplissait de cris à cœur de jour.
Se croyant maître du monde, frérot se soulageait sur les plants de tomates. Il cachait son cahier d’arithmétiques et prétendait l’avoir perdu. Juste pour s’amuser, il enterrait quelquefois les petits caplans (poissons) en train de sécher. Seul garçon de notre fratrie, « le fiston à son papa », il grandissait en taille et en maladresses. Inscrit au collège après sa douloureuse septième année, Fiston s’évada et devint vendeur ambulant de toutes sortes de bidules.
L’enfant chéri roula sa bosse un peu partout en Gaspésie, quelques années. Lorsqu’enfin il revint à la maison, papa s’empressa de lui trouver une bonne fille à marier. Une institutrice qui lui apprendrait quelques bonnes manières et tâcherait de l’encourager à trouver une meilleure façon de gagner sa vie. Revenu de voyage de noces à Montebello, Fiston manœuvra pour vendre porte à porte la fameuse encyclopédie Grolier en 15 volumes. Papa aida donc frérot à se procurer un vieux bazou pour pouvoir livrer la marchandise. Le fils prodige cogna peut-être à une douzaine de portes, mais ne vendit aucun livre.
Par un beau matin d’automne, fatigué, déprimé, désespéré, ses deux mains collées au volant, frérot appuya fort sur la l’accélérateur et fonça dans une cour à bois. Sa femme, la pauvre, nous confia plus tard qu’il se cherchait un cercueil pour disparaître.
Papa brailla toutes les larmes de son corps. Son seul garçon, enfoui sous terre. Nous, ses sœurs, étions abasourdies; nos larmes coulaient une à une sur nos joues. Maman, frappée de stupeur, laissa grand-père, lui aussi endeuillé, tenter de nous consoler comme il le pouvait. Un curé tout de noir vêtu récitait une prière. Une voisine tenait dans ses mains un gâteau aux framboises. Tout le village semblait partager notre peine.
Nini, la deuxième fillette, a grandi en apprenant vite à patauger dans la flamboyance du monde. Elle mettait des heures à se maquiller, se coiffer, se pomponner dans la salle de bain, et critiquait sans arrêt les vêtements que maman lui cousait. Et pourtant, jeune femme, lorsqu’elle avait les deux pieds sur terre, elle était une fabuleuse créatrice de bijoux inusités. Elle l’est encore aujourd’hui et, quand je pense à elle, je ne fais qu’admirer son talent.
Tellement souvent, je regardais maman tricoter tout en activant avec son pied le berceau de Nini, son troisième enfant. « La dernière », soupirait la femme, épuisée. Pourtant, un quatrième bébé suivit. Une « dernière dernière ». Celle qui fit damner maman, celle qui s’évada de la maison, celle qui, beaucoup trop jeune, donna naissance à un enfant. Maman pleurait, papa maudissait l’affreux drogué que sa fille aimait. Tant d’années, elle resta éloignée de nous tous. Puis un miracle se produisit. Cette « dernière dernière » s’assagit et la vie s’attela à la protéger.
Mon papa d’amour n’a-t-il jamais été heureux? Lui qui aimait tellement maman, au point que sa souffrance le tuait à petit feu. Vieillissant en silence, il devint presque muet. Maman, aigrie, mais résolue dans son rôle d’épouse, le nourrissait, le lavait et le peignait sans dire un mot jusqu’à ce qu’un jour, je doive le conduire à l’hôpital où il ferma ses yeux et son cœur pour toujours à 23 h le même soir.
Moins de deux ans plus tard, maman décida d’amener mes enfants en Gaspésie pendant les vacances d’été. Approchant le village de Caplan, maman se mit à roucouler. Elle chantait, ses doigts pianotaient sur le volant. Et voilà que, soudainement, après avoir frappé de plein fouet un camion conduisant des moutons à l’abattoir, sa petite bagnole avait fait plusieurs tonneaux dans une pente avant de s’immobiliser contre un arbre. Sa mort ressemblait à celle de son fils. Comme si une coïncidence n’attendait pas l’autre, l’accident s’était produit exactement à la hauteur de la pancarte verte annonçant Caplan, le village natal de maman. Comme si elle était volontairement revenue mourir à l’endroit où elle était née.
Quand le policier m’annonça la nouvelle au téléphone, je me suis écroulée. J’ai tout de suite pensé que mes enfants étaient morts eux aussi. Je ne sais pas par quel miracle, mais les trois s’en sont sortis sains et saufs. Seul le traumatisme de l’accident mettrait du temps à guérir. Ce Dieu invisible qui veillait sur mes petits a gardé mes enfants en vie.
Cora
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