Depuis cinq ans, je vous ai raconté ma vie. J'ai partagé avec vous mes meilleures recettes et mes grands succès. Je n’ai pas non plus lésiné sur les détails concernant l’échec de mon mariage. Je vous ai aussi parlé de mes voyages et de l’ordinaire que j’ai endimanché avec mes mots. Je vous ai avoué que je cherche encore et toujours le grand amour, même dans les agences de rencontre!
J’ai écrit sur tout ce que je souhaite compléter avant de m’envoler. Il me reste encore quelques secrets que j’ai pleurés tellement de fois. Vous les dévoilerais-je avant d’accrocher ma plume?
Toutes ces larmes glacées, tous ces horribles mots venant de l’époux, me tuaient à petit feu. Je n’avais pas trente ans et ma vie tournait uniquement autour de lui, de trois enfants et plusieurs déménagements qui nous avaient menés ici et là dans des logements bourrés de coquerelles. J’avais peur la nuit lorsque le plus jeune se réveillait et braillait. Je savais qu’une armée de blattes dansait sur le plancher de la cuisine et j’évitais d’allumer une lumière pour ne pas les voir en réchauffant le lait pour le biberon.
Quant à l’homme, joueur, danseur et buveur, je m’inquiétais lorsqu’il arrivait aux petites heures du matin. Lui resterait-il un peu de force pour transporter les enfants dans leurs lits? Immobile, les yeux fermés, mon corps lui tournant le dos, je feignais de dormir. Je ne pensais qu’à m’enfuir de cet affreux mariage qui me privait de ma langue maternelle, de la lecture et de l’écriture qui me manquaient tant.
Comme l’homme dormait jusqu’à midi, j’habillais et nourrissais les enfants presque en silence, et hop, chaque matin, nous dégringolions les trois étages miteux de cet affreux triplex avec le tout-petit bien attaché dans sa poussette. Mon cœur en lambeaux et mon âme aussi vide qu’une église païenne, j’essayais de sourire. Même lorsqu’une voisine me disait bonjour, j’avais juste envie de pleurer tellement mon malheur me pesait.
Fin septembre, peut-être début octobre, mes règles se dérèglent. Je connais les premiers symptômes par cœur. L’angoissant retard du sang, mes petits seins gonflés et sensibles, les nausées, la grande fatigue et mon ventre qui se bombe un tantinet. Je calcule péniblement les jours : 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33… J’attends le sang qui n’arrive pas. Comme avant. J’ai mal au cœur, mal à mon corps, et ma tête étourdie se doute qu’une nouvelle vie s’agite en moi. Je ne dis rien à ma mère ni à mon père, et surtout rien à ce bon à rien qui s’en contrefiche certainement. J’essaie bien de me cacher, mais mes trois petits m’entendent sangloter. « Pourquoi tu pleures, maman? », me demande ma fillette. Je crains d’être enceinte une fois de plus et j’ai juste le goût de pleurer. Vais-je en parler à l’homme qui ne me regarde jamais? Il entre son arme en moi et me trucide chaque fois.
J’écris ces lignes ce matin et je ressens encore mon désespoir d’autrefois. Prétextant une douleur au sein gauche, j’attends le samedi pour que ma belle-sœur Maria puisse garder les enfants quelques heures. Même sans paroles, elle sait bien de quoi il s’agit. Elle-même s’est rendue au gros hôpital, et a étendu son corps sur une table de métal glacé.
Le mari toujours endormi, je me prépare à pas de souris. Je m’assure d’avoir en main ma carte d’assurance maladie et d’être à jeun 8 heures avant le rendez-vous fatidique. Je bourre une grosse sacoche de vêtements amples et un haut à manches courtes pour la piqûre au bras. J’apporte aussi trois ou quatre grosses serviettes hygiéniques et un paquet de vieilles guenilles propres.
Lorsque je quitte le triplex, je verse toutes les larmes de mon corps. J’ai presque envie de changer d’idée, mais lorsque je touche le trottoir, je marche courageusement jusqu’à l’arrêt d’autobus. Arrivée à l’hôpital, une infirmière m’installe dans une petite chambre et me demande de remplir un long questionnaire sur mon état de santé. Lorsque la femme revient, elle me fait une prise de sang ainsi qu’une échographie pour évaluer le stade de la grossesse, puis elle m’explique le déroulement de l’intervention. J’ai déjà subi un avortement, en Grèce, à peine un mois après avoir donné naissance à mon plus jeune fils. Le vieux médecin qui avait effectué mon examen de suivi d’accouchement avait dévoilé ma grossesse au mari et, de connivence avec lui, m’avait endormie pour m'avorter. Cet embryon avait été retiré sans mon consentement.
Cette fois, j’ai pleinement conscience de ma décision. Elle torture autant mon esprit que mon cœur. L’infirmière écoute mes préoccupations et répond à mes questions. Je pleure, j’ai honte, je veux m’enfuir, je veux mourir, mais comment pourrais-je abandonner mes trois petits? J’enfouis ma tête sous l’oreiller et j’arrête de respirer.
Lorsqu’une nouvelle infirmière arrive et m’informe qu’elle doit prendre mes signes vitaux, elle m’installe un petit tube dans une veine. Elle m’explique qu’elle m’injectera des médicaments contre la douleur et un calmant; elle me conforte et m’informe que je ne serai pas endormie, juste un peu « gazée ».
J’ai soudainement très peur lorsqu’un homme tout de blanc vêtu, un médecin, je suppose, entre dans la pièce. Il s’approche de mon corps. L’infirmière m’explique que le médecin va geler le col de l’utérus, ce passage par où le bébé sort normalement au moment de l’accouchement.
Je sais trop bien que ma situation n’est pas idéale pour mettre un autre enfant au monde. Je sais aussi, ma belle-sœur me l’a dit, que le médecin spécialiste introduira un petit tube de plastique qui ressemble à une paille pour aspirer le contenu de mon utérus. Je pleure, j’ai peur, je m’en veux d’avoir peut-être oublié la petite pilule que je devais avaler chaque matin.
À peine la procédure terminée, on me transfère dans la salle de réveil pour une petite heure. Une infirmière vérifie mon rythme cardiaque, ma pression, mes saignements et si l’effet des calmants et des médicaments antidouleurs pouvant diminuer mes réflexes et ma concentration s’est atténué. On me suggère fortement d’être raccompagnée à la maison. Moi, je surveille l’horloge et j’angoisse à l’idée du trafic et des autobus bondés en fin d’après-midi et du mari qui cherche peut-être où je suis. Même s’il ne se soucie aucunement de moi, il remarquerait mon absence. Je m’habille lentement, mettant dans ma culotte deux serviettes hygiéniques et une guenille.
Toute seule, je descends lentement le grand escalier de l’hôpital. Je sors et je marche à petits pas jusqu’à l’arrêt d’autobus. Comme je dois lui sembler un peu fatiguée, une jeune fille m’offre son siège. Durant le trajet, je passe par toute la gamme des émotions. Arrivée devant le triplex, je manque de courage, je m’effondre. Mais je dois me ressaisir avant que quelqu’un ne me remarque, ou pire, que le mari s’en aperçoive.
Épuisée et m’agrippant à la rampe, je gravis une par une les marches qui mènent à l’appartement. J’appelle ma belle-sœur pour l’aviser que je suis de retour et qu’elle peut me ramener mes enfants. Je prends une grande respiration et j’avale ma douleur. J’enferme cette journée dans un tiroir de ma mémoire; un tiroir que j’ouvre peu puisqu’un atroce grincement de souffrance se fait entendre chaque fois.
Cora
