Beau temps, mauvais temps,
à la boulangerie où j’écris,
des hommes magnifiques
traversent l’endroit pour un café.
Affamés, intrigués, maladroits,
ils sourient, zieutent les viennoiseries
et commandent leur café,
le plus souvent pour emporter.
De silencieuses pensées volettent
à petits coups d’ailes et plongent
dans la mousse des doubles lattés.
De loin, mon cœur de jeune poulette
tournaille et sautille telle une girouette.
Le vent souffle et j’imagine
tous ces beaux hommes projetés à ma table,
leurs yeux noyés dans les miens.
Tout l’été, jusqu’à l’automne avancé,
il y eut cet homme déguisé en golfeur
venant chaque jour vers dix heures.
Je le regardais, je le trouvais si beau!
Son sourire me parlait.
Penchée sur mon clavier
telle une nonne en prière,
j’attrapais ses chaleureux bonjours.
Je ressuscitais de nouveaux mots,
juste pour, un jour, lui écrire.
Passe et passe le temps
et l’automne s’endort.
Les grands vents de l’hiver
amènent neige et froid
et ce fameux 14 février.
Tous les sapins de mon village
s’agenouillent sur un tapis blanc.
Pour sûr, ils prient pour moi.
Pour ma tête enrubannée d’espoir.
Pour mon cœur assoiffé d’amour.
Je réfléchis à ce que j’écris,
je lève les yeux et voici que je le revois.
L’homme de mes rêves entre dans le café
habillé d’un splendide complet laineux.
Mon cerveau s’agite, mon cœur s’enflamme,
mes doigts figent sur le clavier.
Lorsque l’homme qui me regarde me sourit,
j’ai envie d’arrêter l’aiguille du temps.
Cet homme de mon âge assagi,
me dira-t-il quelques mots?
Remplies de pattes de mouche,
mes pages implorent le printemps,
le sec des immenses gazons,
le chant joyeux des pinsons.
Toujours, toujours, mon cœur espère.
Je rêve de succomber à la tentation
des petites balles blanches atterries dans ma cour,
des grands lattés avalés sous l’érable argenté.
J’imagine sa carrure,
sa poitrine accueillante.
Ses bras si forts, si longs,
ses jambes musclées,
enrobées de caramel exotique.
Ses yeux bleu mauve magnifiques.
Ses joues, des pommes rouge-rose
que j’aimerais tellement croquer!
Je rêve, je fabule, j’imagine sa tête
remplie de tournesols géants.
Sa chevelure gris-blanc, bouclée,
entremêlée à mes couettes laquées.
« Vingt mille lieues sous les mers »
Je badine, je rigole.
J’invente un quatorze février
pour tous les êtres esseulés.
J’avais 20 ans et 153 jours lorsque j’ai rencontré l’homme qui deviendrait mon mari. Oie blanche, candide et timide, j’avais reçu une éducation classique chez les religieuses. Plutôt intellectuelle, je ne connaissais rien des plaisirs de la vie. Tout ce qui comptait pour moi était de me rendre à la Sorbonne de Paris où j’avais réussi à être admise pour devenir écrivaine, ce que je souhaitais à tout prix. À bien y penser, qu’aurais-je donc écrit, dites-le-moi, si je n’avais pas rencontré cet énergumène d’homme qui a bousillé treize années de ma vie de jeune femme?
Je l’avoue, sa beauté remarquable m’avait séduite. Moi qui avais étudié l’ancienne civilisation grecque, des statues d’Adonis j’en avais vu des centaines. Mais l’homme qui m’avait attirée sur la piste de danse était bien vivant. Même si ma copine était plus de son goût, une fois résigné à moi, il me regardait droit dans les yeux et mon cœur fondait comme neige au soleil. Je n’avais jamais dansé de ma vie et, pourtant, j’ai laissé son bras prendre ma taille et tout doucement me tirer vers lui.
J’aurais dû m’en douter. Dans l’histoire ancienne que j’ai étudiée, Adonis courtisait à la fois Aphrodite et Perséphone. Imaginez-vous donc que le grand Zeus, roi des dieux, dût trancher la rivalité : Adonis passerait quatre mois de l’année avec chacune et quatre mois avec la personne de son choix. Voilà, à peu de choses près, ce que l’homme faisait en me cachant ses multiples déesses.
Alors que j’étais enceinte d’un troisième enfant, le mari m’avait forcée à tout abandonner à Montréal pour aller vivre en Grèce où il croyait qu’il trouverait facilement un emploi et que l’argent coulerait à flots. Ne savait-il pas que tous les hommes de son âge avaient quitté leur village natal pour immigrer vers des pays plus prometteurs? Nous venions de passer près de dix mois à Krya Vrysi et nous ne possédions rien de plus qu’à notre arrivée, sauf une nouvelle bouche à nourrir. La belle-mère avait finalement convaincu son fils de retourner auprès de ses deux frères à Montréal en promettant qu’elle et sa fille viendraient nous rejoindre pour que je puisse travailler pendant qu’elles s’occuperaient des enfants.
Dans ma caboche, le désordre d’émotions s’amenuisait. Mon petit cœur pouvait enfin anticiper le meilleur. Lorsqu’enfin arriva l’argent des frères du mari, l’homme s’empressa de courir à Thessalonique pour réserver nos billets d’avion. Ma belle-sœur pleurait, sa mère bougonnait, et moi j’étais folle comme un balai. Les deux plus vieux comprenaient que nous retournerions dans le pays de « papou » (le grand-papa québécois) et ils sautaient de joie.
En allant chercher un pain, j’ai revu l’ami Thanassis qui remplaçait son père au comptoir de la boulangerie. J’étais hyper contente de le voir.
— « Quand partez-vous? »
— « Je ne connais pas encore la date exacte, mais le mari m’a promis que ce serait dans moins de dix jours. »
— « Ton mari, avança Thanassis, prendra assurément son temps pour barguigner le prix des billets. Tout le monde le fait avec Olympic Airlines. D’ailleurs, pour un homme aussi prétentieux et exceptionnel que lui, ça devrait certainement marcher! »
Quant à moi, j’étais contente et heureuse. Mon cœur battait la chamade tellement j’avais hâte de retourner au Canada. J’allais retrouver l’eau courante à la maison, le chauffage électrique, le téléphone, une machine à laver et, bien sûr, un téléviseur. Tout ceci compenserait amplement le fait de ne pas nous être baignés dans la mer Égée. L’hiver canadien avale toute la végétation, mais la neige épaisse nous permet de nous promener en traîneau.
Dans les villages grecs, en 1972, la plupart des maisons avaient des toits plats où l’on installait une ou deux cordes à linge dépendant du nombre de résidents. La dernière lessive avant notre départ s’avéra pour moi très difficile. Le vent de novembre me mordait les doigts alors que j’étendais le linge mouillé, lavé et essoré à la main. Raison de plus de vouloir partir le plus vite possible au lieu de m’user la peau jusqu’aux os! J’étais soulagée de rentrer au pays.
De retour au Canada, nous allions aussi retrouver le crémage sur les gâteaux, le pouding chômeur, les hot dogs « steamés », la moutarde, le ketchup, les frites et les patates pilées, le pâté chinois, les guimauves, le blé d’Inde en conserve, la mayonnaise, le beurre de « peanut », le caramel, le pain tranché pour faire de bons toasts, les grosses citrouilles décorées et les bonbons d’Halloween. Si nous nous pressions, peut-être verrions-nous dans les parterres et sur les devantures de maisons des sapins de Noël remplis de boules multicolores.
En arrivant à Thessalonique, il n’était plus question de prendre l’avion. Nous nous rendrions plutôt à Athènes en autobus et j’ai tout de suite eu peur. Je repensais à notre vieux chauffeur fou qui avait embouti un camion d’oranges. Heureusement, nous nous en étions sortis avec une bonne frousse, mais rien de plus. Cette fois, un jeune chauffeur s’assit au volant et je me suis calmée. J’avais les deux plus vieux collés chaque côté de mon corps et le tout petit endormi dans mon cou. J’ai commencé à leur fredonner « À la claire fontaine », mais le mari m’en a vite empêchée. Oui, oui! Je devais toujours parler aux petits en grec, même en chantant!
Les brigadiers de l’aéroport d’Athènes ont bien voulu nous offrir une platée de phrases rassurantes, mais dehors, un vent à écorner les bœufs faisait peur aux voyageurs. Le mari avait assis les deux plus vieux dans un grand chariot de magasinage avec nos deux valises. Le tout-petit dans mes bras n’arrêtait pas de pleurnicher. Dans la salle d’attente, tous les passagers semblaient inquiets. J’entendais les conversations et mon angoisse bondissait chaque fois d’un cran. Un certain vent très puissant nommé « Bora » terrorisait régulièrement la mer Égée et empêchait les avions de décoller.
Nous avions soif. Nous avions faim. Nous avions peur. Arriverions-nous à bon port? Le mari fumait une cigarette après l’autre et je récitais des « Je vous salue Marie ». Il nous fallut attendre au lendemain pour finalement partir. Tous les passagers à destination de Montréal, sauf probablement ceux voyageant en première classe, ont dormi sur des petits matelas de secours ou sur les bancs de la salle d’attente. Nous allions finalement quitter la Grèce. Le rêve du mari de travailler peu et de devenir riche ne se concrétiserait jamais.
Le lendemain matin, nous sommes embarqués dans l’oiseau géant et je me suis empressée de remercier le grand manitou. Puis, j’ai invoqué sa clémence pour qu’il m’aide à m’éloigner de l’époux. Il m’était impossible de me développer dans une atmosphère hostile où je n’étais ni reconnue ni appréciée. J’aspirais à vivre dans un monde plus noble, plus vertueux et plus généreux. Un monde où règne la bonté, la gentillesse, l’amour, le courage et la compassion. Je me savais honnête et vaillante et capable de me trouver un emploi pour nourrir mes petits.
Comme vous le savez sans doute, j’en avais encore pour quelques années à subir les affres du mari. Précisément jusqu’à un certain jour de novembre 1980. J’étais mariée depuis 13 longues années et, ce matin-là, mes enfants et moi avons pris notre courage à huit mains et nous nous sommes enfuis du logis pour toujours. Je venais enfin d’émerger de mon cauchemar.
Que reste-t-il à dire de ce fameux voyage en Grèce? L’Office national hellénique du tourisme vous dirait que « tous les touristes du monde qui visitent ce magnifique pays en reviennent éblouis ».
Essayez pour voir!
Cora
❤️
Je croupissais depuis presque huit mois dans la maison de la belle-mère sans eau courante ni chauffage électrique, au cœur d’un village pauvre et déserté par toute la jeune population.
Dans l’immense courtepointe du monde, les anges entre-tissent souffrance et beauté, espoir et désarroi. Toutes les laines qui cousent l’ouvrage ont les couleurs de l’humanité. Nous, les humains, sommes des œuvres en cours de création, continuellement. Ce matin, je me demande ce qui m’est le plus difficile à avaler : mes erreurs de jugement, mes convictions erronées ou cet affreux mariage auquel j’ai consenti parce qu’un enfant grouillait dans mes entrailles. Jeune fille, j’avais pourtant une confiance illimitée dans l’avenir. Je me souviens, avec grand-père Frédéric, nous installions des collets pour capturer un ou deux lièvres pour notre souper. J’adorais ces balades en forêt! Mariée, je suis devenue le lièvre dans le collet.
Peu après avoir donné naissance à mon petit dernier, j’avais commencé à avoir des nausées et je me doutais bien pourquoi, mais je n’en avais pas glissé un mot à personne. Puis, 40 jours après l’accouchement, lors de l’examen de suivi obligatoire, l’homme s’était arrangé avec le médecin pour m’endormir et m’avorter sur le champ. Je ne lui ai jamais pardonné. Ce mari entrait en moi comme un petit serpent domestique dans une fissure. Ensuite, il fumait deux, trois cigarettes, s’habillait et partait s’amuser. Avec lui, mon cœur s’éteignait à petit feu. Je n’ai jamais pu contrecarrer les décisions du mari; ni m’élever au-dessus des besoins primaires du foyer pour réussir à expérimenter d’ineffaçables moments de grâce avec mes enfants. Pour sûr, j’aimais mes petits, je les chouchoutais et les chérissais et ils m’aimaient comme des petits chats qui ont besoin de lait, de chaleur et de caresses pour survivre. Ils me gardaient en vie.
Après le sermon de sa mère, l’homme voulut juste plier bagage et déguerpir. Sa mère, sa sœur et moi étions très surprises, mais heureuses de sa réaction. Le mari, les enfants et moi retournerions à Montréal en premier trouver un logis et ensuite faire venir la belle-mère et sa fille. Pauvre mari, la vraie vie le déprimait comme un glaçon qui fond. Indubitablement, les dieux grecs n’ont pas tous enfanté des « Zorba le Grec » qui prennent la vie du bon côté et passent leurs émotions par la danse. Ce personnage plein d’entrain issu de l’œuvre originale « Alexis Zorba » de l’écrivain grec Nikos Kazantzakis fit d’ailleurs l’objet d’un film. Lorsqu’aux petites heures du matin le mari dansait et faisait la fête, il devait être aussi heureux que le personnage de Zorba, mais je n’en étais jamais témoin. De mon temps, ces mâles grecs discutaient, sortaient et dansaient entre hommes uniquement. La plupart travaillaient dans la restauration et festoyaient comme ces précieux rois de l’antique Grèce.
Étant moi-même beaucoup plus réaliste, j’avais mal à l’idée que personne ne nous aiderait à recommencer en sol québécois. Comme le mari s’était débarrassé du peu de meubles que nous possédions avant de mettre le cap sur la Grèce, il faudrait repartir à zéro. Les belles-sœurs de Montréal m’avaient prédit que nous retournerions rapidement au Canada. Elles se doutaient, et avec raison, que nos grosses valises arrivées par bateau n’avaient pas été ouvertes. L’homme allait devoir les renvoyer à Montréal par le même chemin.
L’inquiétude et la peur me rongeaient. Je me demandais si l’époux aurait assez d’argent pour assurer notre retour au pays. Il fallait prévoir les billets d’avion ainsi que le transport par bateau des valises qu’on venait récemment de nous livrer. En plus, nous avions besoin d’un papier officiel pour quitter le pays avec notre tout-petit né en Grèce. Ce document ne devait pas être un acte de baptême pour lui éviter plus tard le service militaire obligatoire. Début novembre, le mari se rendit deux fois au consulat canadien d’Athènes et a finalement réussi à inscrire le petit Nicholas sur son passeport.
« Il n’est pire servitude que l’espoir d’être heureux », a écrit Carlos Fuentes. J’espérais une vie meilleure comme on espère la pluie en plein désert. L’ami Thanassis s’était éloigné depuis son voyage catastrophique avec le mari à Cologne et je n’avais plus personne à qui parler. L’homme attendait l’argent de ses frères pour acheter nos billets d’avion. Je ressentais une combinaison de honte et de peur. En berçant mon tout petit, de grosses larmes glissaient sur mes joues, tombaient sur les cuisses du bébé, sur ma vie inondée de petits malheurs quotidiens. Arriverions-nous à trouver un bon logis pour mes enfants et assez grand pour éventuellement accueillir la belle-mère et la belle-sœur? Une école sera-t-elle disposée à accueillir le plus vieux en janvier?
Je me sentais comme une toupie qui tourne sans cesse en essayant de se maintenir en équilibre. Plier ceci, donner ce qui n’allait plus aux enfants, repriser ou repasser cela; j’en oubliais de saler la soupe en la cuisant. Ma belle-sœur Despina essayait de me calmer puis, lorsque le tout-petit avait bien tété, elle m’expulsait de la maison pour que je puisse me changer les idées. Un certain dimanche, je profitai de l’occasion. J’empruntai le foulard de la belle-mère et me rendis à l’église du village. Le pope grec m’a bien accueillie.
— « Koritsi mou (ma fille), que puis-je faire pour t’aider? Je sais que tu as trois petits enfants, une belle-mère et une belle-sœur.
— « J’ai aussi un mari, un fainéant qui se croit sorti de la cuisse de Jupiter. »
— « Ton nom, c’est bien Cora? »
— « Oui, mon nom de baptême catholique est Marie Antoinette Cora. »
— « Ça ressemble au nom de la reine guillotinée en octobre 1793. »
Je voulus répondre au pope que le licou était déjà bien serré autour de mon cou depuis mon mariage obligé, mais je me suis retenue. Après quelques échanges, l’ecclésiastique trempa son doigt dans une eau bénite et traça une croix sur mon front en murmurant « Va en paix, jeune femme. »
Où diable se trouvait cette paix promise aux femmes de bonne volonté?
À SUIVRE…
Cora
❤️
Nous étions en Grèce depuis plus de sept mois. Le mari ne s’était toujours pas trouvé d’emploi. Il était rentré bredouille de son voyage en Allemagne.
Je n’ai jamais voulu être un prophète de malheur, mais j’ose dire que tout ce qui est arrivé, je l’avais pressenti. Un homme comme mon mari ne change pas en criant ciseau. Toute sa jeunesse, selon sa sœur Despina, il courait après les plus belles filles du canton. Il les attrapait toutes parce qu’il était lui aussi le plus beau Roméo du village. Comme il a dû faire son service militaire, il est devenu encore plus attirant à titre d’officier de l’armée de terre.
Un peu après notre mariage, ce Casanova m’avait même confié que l’amour de sa vie était une certaine Helena, enseignante, mère de deux enfants et élue la plus belle femme de son village trois années d’affilée. Était-il allé la visiter durant notre séjour? Lui avait-il parlé une fois, deux fois, trois fois? Je n’ai pu me retenir et j’ai demandé à ma belle-sœur Despina si mon mari avait visité son ancienne flamme depuis notre arrivée. Elle m’a répondu qu’il l’avait effectivement vue, « mais seulement deux fois puisque son mari, Theodoros, était encore jaloux de lui comme un tigre ».
Le mari avait certainement oublié de me le dire. De toute façon, il ne m’avait rien dit depuis son retour de Cologne. Qu’avait-il fait là-bas pendant trois semaines? Avait-il trouvé des opportunités de travail? J’en doutais. Un kiosque à pizza ou à souvlaki à gérer? Contremaître dans une manufacture? De toute façon, rien ne serait à la hauteur de ses attentes. Allait-il finalement me dire comment nous allions vivre avec deux vieilles femmes et trois enfants à la maison?
Il n’y avait pas d’école anglaise ni française à Krya Vrysi et les deux plus vieux ne faisaient que baragouiner le grec. De toute façon, le mari avait-il encore l’idée de rester en Grèce? Ses blanches mains n’iraient certainement pas aider les gitans à récolter le coton. J’étais au bout du rouleau, moralement épuisée, découragée, brisée et totalement déçue. Bientôt, j’allais devoir vendre quelque chose pour acheter des chemisettes au tout petit qui grandissait. Mon alliance, peut-être? De toute manière, je ne voulais plus la porter. J’essayai de me calmer au lieu de pleurer. Je pris le tout petit dans mes bras et le berçai dans la chambre du haut. L’enfant gazouilla et s’endormit. Le temps froid et pluvieux me donnait le cafard. Était-ce le bon moment pour parler de notre avenir au mari? Dormait-il encore?
Finalement, ce fut sa mère qui parla la première.
— « Yavrum » (enfant chéri), la vie au village est de plus en plus difficile. Nous n’avons pas assez d’argent pour installer l’eau courante ni le chauffage électrique. Quant au bois, même Despina est trop vieille pour fendiller les bûches. Nous avons un trop grand jardin à désherber. Comme nous avons bon cœur, nos légumes aboutissent généralement sur la table des voisins. Toutes les jeunes grand-mères partent en Amérique pour aider les enfants de leurs enfants. Et nous, nous voulons faire comme elles! Despina et moi voulons aller vivre en Amérique. Tes deux frères y gagnent bien leur vie et ils nous aideront. Yavrum, para calo (enfant chéri, s’il te plaît), allons à Montréal au plus vite et Despina cuira un bel agneau pour fêter nos retrouvailles, tous ensemble. »
Et moi, en bonne épouse québécoise que j’étais, je m’empressai d’ajouter que je cuisinerais mes spécialités grecques : « Je ferai des feuilles de vigne, ma traditionnelle soupe « youvarlakia » (soupe aux boulettes de viande et de riz dans une sauce aux œufs et citron), des feuilletés aux épinards, de délicieux « kourabiedes » (biscuits aux amandes et au beurre) et des baklavas. La belle-sœur ne manqua pas de renchérir elle aussi en disant qu’elle serait très heureuse de garder mes petits.
L’homme muet grilla une cigarette après l’autre jusqu’à ce que sa mère et sa sœur arrêtent de parler. Moi, comme la femme de Loth, je me suis transformée en statue de sel. Le yavrum à sa maman allait-il être d’accord pour retourner au Canada? Mes yeux se mouillaient, mon cœur s’affolait, tandis que le ciel là-haut devenait mauve et empli de beauté. Le bonheur serait-il un coup de chance? Un état qui nous tomberait dessus sans crier gare? Je me souviens de cette citation de Goethe apprise au collège : « Le plus pur bonheur du monde renferme un pressentiment de souffrance ».
Peut-être qu’en ce qui me concerne, la souffrance arriva la première. Mais le bonheur, j’essayais de m’en convaincre, arriverait plus tard. J’avais mal à mes yeux, mal à mon cœur et surtout mal à mon intelligence. Je pensais à tout ce à quoi j’avais dû renoncer depuis notre union : à mes grandes études, à l’écriture que j’aimais, à ma famille, à ma liberté et à ma propre gouverne. À titre d’épouse de ce dieu grec, sous son joug, je n’avais aucun droit, aucune autorité, ni véritable amour, ni intimité valable, ni la capacité de décider de quoi que ce soit. À quoi pourrais-je m’accrocher? Ce mariage se transformait en un licou serré, tellement serré qu’il m’empêchait de progresser.
À SUIVRE…
Cora
❤️
Je ne savais vraiment plus quoi faire! J’étais toujours sans nouvelles du mari qui devait s’être rendu à Cologne pour tenter d’y trouver du travail. L’ami Thanassis qui l’accompagnait était rentré depuis quelques jours, mais aucune trace du mari. Au désespoir, je décidai donc de retourner à la petite bibliothèque du village parce que j’avais drôlement besoin de parler à quelqu’un qui ne connaissait rien de ma vie.
Toc, toc. La femme m’ouvrit la porte et me reconnut immédiatement.
— « Que puis-je faire pour toi, jeune fille? Tu me parlais de Cologne l’autre jour. As-tu appris la grande nouvelle? »
Un frisson me secoua. Apeurée, j’eus soudainement la larme à l’œil. Serait-il arrivé quelque chose au mari? Y avait-il une histoire sordide que j’ignorais? Je réussis à articuler « Est-il arrivé quelque chose à un étranger? ».
— « HENRICH BÖLL n’est pas un étranger! Natif de Cologne en 1917, il est considéré comme l’un des plus grands auteurs allemands de la période de l’après-guerre. Il habite toujours Cologne, cette fameuse ville dont tu cherchais la démographie il y a quelques semaines.
— « Pourquoi me parlez-vous de lui aujourd’hui? »
— « Petite demoiselle, parce qu’il vient tout juste de recevoir le prix Nobel de littérature! J’ai d’ailleurs deux ou trois livres de BÖLL traduits en anglais que je pourrais te prêter.
— « Merci, mais je ne lis qu’en français pour le moment. »
— « Mais tu parles très bien le grec! »
— « Je suis une Canadienne francophone, de Montréal. Je parle grec parce que j’y ai épousé un Grec originaire du village de Krya Vrysi. »
— « Et vous êtes ici en vacances? »
— « La vérité? Mon mari est revenu dans son village supposément pour toujours, mais depuis presque six mois, il n’a rien trouvé qui lui convenait pour gagner notre vie. »
— « A-t-il essayé quoi que ce soit? »
— « À notre arrivée, il a voulu exporter des flokatis, mais il a vite changé d’idée. Fainéant comme tout, il préfère fêter et n’aime pas travailler.
— « Pauvre petite, les paresseux du genre sont tous les mêmes! Nous, les vieilles, nous les connaissons comme si nous les avions tricotés. Je n’ai jamais eu de bébé, mais dans ma longue vie, j’en ai vu défiler des maris qui ont ramené de l’étranger de bonnes mamans avec deux ou trois bébés dans leurs bras. Oui, beaucoup de vaillants Grecs réussissent très bien en Amérique, mais tous les fainéants du monde, sous prétexte d’avoir le mal du pays, retournent pleurer dans le tablier de leur mère. N’est-ce pas ainsi que ça se passe pour toi? Combien d’enfants as-tu? Les informations au sujet de Cologne, c’était pour ton mari? »
Devant cette vieille femme philosophe, je remplis mon tablier de larmes. J’oubliai Cologne, Berlin, Hambourg et Munich. Jamais je n’apprendrais à parler l’allemand. Jamais je ne visiterais l’Église Notre-Dame de Dresde, jamais je ne goûterais un « apfelstrudel » (un strudel aux pommes). Plus jamais je ne laisserais le mari me toucher! Je le jurai.
De retour chez la belle-mère, la paire de souliers du mari me sauta aux yeux en premier. Je n’allais surtout pas y toucher, même s’ils étaient bariolés de boue séchée et que j’aurais dû les nettoyer. En entrant dans la cuisine, la belle-mère me chuchota que l’homme dormait à l’étage. Il était enfin rentré de son périple et, vingt jours après son départ, je n’avais plus du tout envie de le questionner. Qu’il aille au diable! Mes petits se trouvaient chez la voisine avec leur tante Despina. J’avais vraiment envie de grimper sur le toit de la maison et de me jeter dans le vide, mais j’ai hésité. J’aimais mes bébés et je courus les chercher tellement j’avais besoin d’affection.
Je les trouvai tous étendus sur le vieux flokati. Ils criaient, jouaient. Le tout petit bâillait de fatigue, mais il ne pleurait pas. Sur la table de la cuisine, un plateau de galaktoboureko (gâteau feuilleté à la semoule avec sirop aromatisé) et une carafe de thé attirèrent mon regard. Je n’avais presque rien mangé depuis deux jours et je dévorai le gâteau qu’elle m’offrit.
À la maison, l’homme dormait toujours comme un ours et, malgré ma très grande curiosité, je n’avais aucune envie de le réveiller. Je courus plutôt chez l’ami Thanassis et, Dieu merci, il s’y trouvait. Il n’avait pas grand-chose à me raconter puisque le mari et lui s’étaient disputés la troisième soirée après leur arrivée à Cologne. J’imaginais facilement pourquoi. Thanassis avait vite constaté que l’homme dormait jusqu’à midi chaque jour. Puis il se levait, se douchait, s’habillait et buvait quatre à cinq cafés pour ensuite trouver un comptoir pour avaler un souvlaki vers 15 h. « Avec lui, la journée débute vers trois ou quatre heures de l’après-midi! », s’exclama Thanassis.
Ce qu’il me dit ne me surprit absolument pas. J’avais pourtant espoir que, dans sa terre natale, le mari se dégourdirait enfin.
— « Je me doutais tellement qu’il allait reproduire la même routine qu’à Montréal! Je ne sais plus à quel saint me vouer. Nous sommes en Grèce depuis près de sept mois et le plus vieux est déjà en retard pour son année scolaire ».
À SUIVRE…
Cora
❤️
Treize jours sans nouvelles du mari qui devait sans doute encore se trouver à Cologne dans l’espoir de décrocher un emploi. La belle-mère commençait à s’inquiéter pour son fils et pour Thanassis, l’ami de la famille qui l’accompagnait. Les deux voyageurs allaient-ils manquer de nourriture? Ma belle-sœur Despina se disait certaine, qu’à leur retour, ils nous surprendraient avec une bonne nouvelle. Elle et sa mère en avaient parlé. Elles consentaient à déménager en Allemagne et vivre avec nous. Despina garderait mes petits et je pourrais travailler pour aider.
Début octobre, les gitans cueilleurs de coton commençaient à arriver dans notre village de Krya Vrysi. Ils dressaient leurs tentes un peu à l’écart des habitations et creusaient un trou dans lequel les femmes et les grands enfants entretenaient le feu pour cuisiner et se réchauffer la nuit venue. Quelle expérience j’ai vécue! Dès qu’ils ont été installés, je leur ai rendu visite en apportant une dizaine de brioches du lendemain du boulanger. Les femmes et les enfants se sont tous régalés. Même les tout-petits tiraient sur ma jupe pour y goûter.
Après plus de six mois d’attente, les cinq valises dans lesquelles j’avais mis tous nos pénates et que le mari avait expédiées par bateau en Grèce étaient finalement arrivées. Puisque le mari se trouvait à l’extérieur du pays, Despina et moi avons pris un arrangement pour faire livrer les valises chez ma belle-mère. Mais je ne les ai pas ouvertes. N’allions-nous pas repartir bientôt, aussitôt que nos deux prospecteurs reviendraient de Cologne avec une bonne nouvelle? Nous, les trois femmes de la maison, nous nous inquiétions et priions en silence, mais nous espérions comme on espère que l’été se pointe le bout du nez. Je n’ai jamais oublié ce verset de Matthieu : « Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain prendra soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. »
Cette peine, cette cruelle attente, démolissait l’espoir en moi. Peut-être l’homme avait-il rencontré une quelqu’une? En 1972, nous ne disposions pas de ces téléphones portables capables de sauver une vie, la mienne peut-être. J’avais soudainement si peur du pire que je ne pouvais pas partager ce sentiment ni avec ma belle-sœur ni avec ma belle-mère. Encore une nuit, j’ai essayé de dormir collée à mes bébés, mon sein réchauffant le tout-petit. Mille idées affreuses s’infiltraient dans ma tête et j’essayais de les combattre. Je voulais m’enfuir, découvrir cette terre promise que le grand manitou m’avait réservée quelque part.
Le lendemain, épuisée, amochée, découragée, je me suis levée et j’ai réchauffé une grosse cruche d’eau pour laver mes bébés. Je les ai habillés, dorlotés, peignés et confiés à la belle-sœur pour une petite heure. Puis, je me suis rendue chez le boulanger en souhaitant l’interroger. L’homme revêtait son habituel grand tablier blanc. Je lui ai demandé si son fils Thanassis, qui voyageait avec mon fainéant de mari, lui avait donné signe de vie. Savait-il quand les deux voyageurs allaient revenir?
Le boulanger avala sa langue et ne dit rien. J’ai dû brailler à chaudes larmes pour qu’il se décide à cracher le morceau. Thanassis était rentré depuis trois jours avec l’interdiction formelle de nous en informer. J’ai cru m’effondrer.
— « S’il vous plaît, monsieur, puis-je parler à votre fils? »
— « Il est à Véria (village voisin) pour acheter une nouvelle levure à croissant. »
En pleurnichant, je lui ai répondu que mes enfants et moi aimions beaucoup ses croissants et que je lui offris toute ma reconnaissance pour m’avoir révélé la vérité et je le remerciai pour toutes les brioches et les pains invendus de la veille qu’il m’offrait si généreusement.
Chaque famille avance à son rythme, mais la mienne reculait et risquait de s’effondrer. Arrivée à la maison, je suis montée sans un mot à l’étage et j’ai câliné le tout-petit qui dormait comme un ange. Accroupie sur le plancher de la cuisine, ma belle-sœur lavait ses draps et ceux de sa mère à la main dans un grand seau. Sur un rond allumé, un chaudron d’eau commençait à frissonner. Ensuite, Despina étendrait les draps dehors et s’occuperait du linge des petits. Comme dans une vraie famille, nous nous entraidions.
J’avais le caquet bas et j’étais complètement dépitée. J’ai voulu parler à la belle-mère, mais je me suis retenue. Où diable se trouvait le mari? Je devais attendre que Thanassis revienne au village pour lui parler. J’ai endimanché les deux plus vieux et nous sommes allés sur la rue principale, dans un café qui servait des pâtisseries, et nous y avons partagé un petit baklava. Cette délicieuse gâterie nous a redonné un peu de pep.
J’aimais ma belle-mère et sa fille, mais j’en avais par-dessus la tête d’attendre un homme qui n’était ni un mari ni un père. Je l’ai vu une seule fois avec un enfant dans ses bras. J’en conclus finalement qu’il ne nous aimait pas. Jamais cet homme ne m’a câlinée, protégée, encouragée, félicitée, aimée. Je ne l’ai jamais vu non plus témoigner de l’affection aux petits ni passer du temps à jouer avec eux. Voilà la vérité pure et dure.
J’étais candide et naïve lorsque je l’ai rencontré. Il m’a vite déflorée sans que je réalise que ce qui se passait était la façon dont on faisait les bébés… et un petit garçon est arrivé neuf mois plus tard. Pendant qu’il volait mon innocence, aucune goutte de sang n’a taché le drap. Il m’a accusée à tort, et pour le reste de notre vie conjugale, d’avoir perdu ma virginité avant notre première rencontre.
L’homme aurait voulu que je me fasse avorter, mais j’ai refusé. Ses deux frères l’avaient donc obligé à m’épouser et j’ai dit oui. Ce OUI, je l’ai rapidement regretté et il m’empoisonne goutte à goutte chaque fois que je pense à lui, même après plus de 50 ans. Mon plus grand malheur ici-bas, c’est de l’avoir rencontré.
Pendant que je me morfondais dans le fond d’un village pauvre et quasi désert de la Grèce, que faisait le mari en Allemagne? D’ailleurs, s’y trouvait-il réellement? Pourquoi son compagnon de voyage était-il rentré sans lui? Non seulement je regrettais certains de mes choix de vie, mais je maudissais tout ce qu’il m’imposait.
À SUIVRE…
Cora
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L’ami Thanassis a tellement insisté que mon mari a finalement accepté d’entreprendre une petite virée en Allemagne! Tellement de Grecs s’y rendaient pour d’abord s’acclimater et examiner les opportunités, puis pour s’installer dans les plus grandes villes du pays où chaque coin de rue grouillait de commerces. Ces arrivants étaient presque certains de gagner de l’argent, autant comme manœuvre dans les manufactures qu’en tant que commerçants en guenilles ou en restauration rapide.
« Quelle est la meilleure ville à visiter? », demandai-je. Thanassis répondit que presque toutes les villes allemandes se révélaient prospères et attirantes. Un cousin à lui avait ouvert un comptoir de souvlakis à Cologne en juillet 1965 et, sept ans plus tard, il en possédait huit et roulait sur l’or.
Je me suis donc rendue à la petite bibliothèque du village pour essayer d’en apprendre davantage sur la ville de Cologne. J’aimais le nom et tout probablement que j’aimerais sa senteur. Toc, toc, toc. Une vieille femme de presque 100 ans m’ouvrit la porte.
— « Ti thelis, koritsi mou? » (Que veux-tu, jeune fille?) Je lui expliquai le but de ma visite. La bibliothécaire sortit une fiche d’un classeur en bois aussi vieux qu’elle.
— « Tout est délabré dans cette vieille maison, jeune fille, mais nos fiches sont actualisées aux cinq ans pour les pays étrangers. En 1970, la ville de Cologne comptait 1 073 096 habitants. »
— « Pourriez-vous, chère dame, me dire combien de kilomètres il faut rouler en voiture pour aller de Thessalonique à Cologne? »
— « Demandez à monsieur le maire. Il s’y rend deux fois par année pour visiter sa fille et ses trois petits-fils. »
J’avais tellement envie de faire ce voyage avec les deux hommes, mais c’était impensable. Trois bébés comptaient sur moi à la maison! Thanassis m’apprit que la distance entre Thessalonique et Cologne s’élève à 2157 kilomètres, représentant environ 20 heures de route, en plus de centaines de kilomètres pour visiter la ville de fond en comble.
De plus, la langue allemande est particulière. Elle n’est pas assise sur le bout de la langue, mais cachée au fond de la gorge. Ses tonalités sont rauques, gutturales, rudes et rocailleuses comme des petits cailloux qui déboulent d’une montagne. « Thanassis parle-t-il allemand? », demanda le mari.
Sous l’œil attentif de la belle-mère, ma belle-sœur Despina et moi avons préparé un panier de victuailles pour nos grands voyageurs. Des feuilletés aux épinards, des feuilles de vigne farcies à la viande, des tranches d’aubergines rôties, des betteraves marinées, du feta, du « basturma » (de fines tranches de bœuf fortement pressé et séché) dont le mari raffolait, une dizaine de brochettes de poulet à l’origan et, bien entendu, un gros kilo de tzatziki que j’ai moi-même concocté en y ajoutant des râpures de chair de concombre bien frais.
À cet instant, j’ai vécu l’étrange bonheur de réaliser que mon cœur ne se décourage jamais, il ne fait qu’espérer. J’ai profité de l’absence du mari pour convaincre sa mère, un peu chaque jour, de venir s’installer au Canada avec Despina. La vie dans le village s’avérait très difficile sans homme à la maison. Les bras des quelques voisins et cousins ne suffisaient pas pour entretenir les deux étages cimentés de la vieille demeure. Chaque soir, je berçais mes bébés en priant très fort pour que nous puissions partir de ce village presque déserté. Que la foudre m’emporte, mais si je n’avais pas d’enfant! Et pourtant, ils étaient ma chair, mon cœur, mes pensées et mes yeux qui, peu à peu, s’asséchaient de larmes. Le mari parti, mes trois petits et moi couchions au milieu du lit et rêvions que nous nous trouvions au paradis.
Le lendemain matin, en se rendant à la poste, Despina apprit que cinq grosses valises venaient d’arriver au village pour le mari. Après plus de six mois, nos pénates montréalais étaient enfin arrivés en Grèce! J’ai tout de suite eu l’envie de les retourner à l’expéditeur, mais j’ai hésité. Allions-nous attendre la vieille camionnette du boulanger pour récupérer nos valises dans lesquelles j’avais caché quelques livres parmi mes dessous féminins, là où l’homme ne regardait jamais?
J’avais peur, je pleurais, j’avais tellement envie d’écrire quelques lignes de poésie pour me libérer de mon fardeau. Comme des plaies ouvertes qui saignent et sèchent sans guérir, mes besoins n’étaient jamais assouvis. Sept interminables jours s’étaient écoulés depuis le départ du mari et de l’ami Thanassis pour Cologne, sans aucune nouvelle. L’homme aurait-il trouvé un travail intéressant et payant; un comptoir de souvlakis tenu par un vrai Grec; ou un poste de contremaître dans une manufacture de manteaux de fourrure?
À Montréal, de mon temps, la plupart des épouses grecques travaillaient dans des manufactures de manteaux de fourrure. Elles y cousaient les doublures avec une très grande habileté. Elles n’étaient pas payées à l’heure ni à la semaine, mais au nombre de doublures qu’elles cousaient par jour. Les plus chanceuses pouvaient compter sur la grand-mère pour garder les enfants pendant qu’elles cousaient puisque celle-ci habitait avec elles. Alors ces vaillantes immigrantes apportaient à la maison deux ou trois doublures à coudre après le souper, soutenant ainsi leurs maris jusqu’à ce qu’ils réussissent en restauration.
Et moi, qu’aurais-je pu faire pour épauler ce mari qui dansait jusqu’aux petites heures et dormait jusqu’à midi? Sans parler de son expertise en séduction! Une fois, au mariage d’une cousine, je l’ai vu à l’œuvre sur un plancher de danse et les filles tombaient comme des mouches juste à le voir se trémousser. Tandis qu’il brillait par son absence, j’y repensais et l’envie me prenait d’emmailloter mes bébés et de prendre le large!
À SUIVRE…
Cora
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Sur le chemin du retour entre l’hôpital et le village, ni Thanassis, ni mon mari et moi n’avions prononcé un traître mot. Un épais malentendu déchirait l’atmosphère. La mare de sang dans laquelle je m’étais réveillée sur la civière et les deux pilules que j’avais dû avaler dépassaient mon entendement. J’avais quand même sorti de mon corps un magnifique poupon à peine plus de 40 jours auparavant et voici que le sang coulait encore entre mes cuisses. Ce vieux docteur m’avait abîmée, charcutée, avortée. À ma première grossesse, mes beaux-frères avaient convaincu l’homme de m’épouser parce que j’étais la première qui lui refusait de se faire avorter. Parce que j’étais enceinte, je m’étais mariée obligée, comme on disait dans le temps. Mais cette fois, on ne m’avait même pas accordé le droit de prendre la décision.
J’avais soif. Sur la banquette arrière de la vieille bagnole du boulanger, mon corps se tordait de douleur. À l’avant, le mari, fumant comme un défoncé, s’amusait à retenir la fumée dans ses poumons le plus longtemps possible. Dans son empire du silence, il m’ignorait totalement. Je regardais mon ami Thanassis dans le rétroviseur et ça m’encourageait. « S’il te plaît, Thanassis, ouvre une fenêtre. Ma bouche est complètement desséchée. J’ai besoin de boire de l’eau. » Le mari continua à m’ignorer et à avaler de la boucane jusqu’à ce que nous nous arrêtions à la seule station d’essence située quasi à mi-chemin entre la grande ville et le village.
— « Sortons nous dégourdir les jambes », clama l’époux.
— « Bonne idée », rétorqua Thanassis.
J’ai ouvert la porte arrière et tenté de m’extirper de la bagnole. En avançant d’un pas, je m’aperçus que j’avais tacheté ma robe et la banquette arrière et que de minces filets de sang dégoulinaient sur mes jambes. « Thanassis, s’il te plaît, demande à quelqu’un un morceau de tissu mouillé pour me rafraîchir. S’il y a une femme dans la baraque, je veux lui parler. »
Une grand-mère assise dans un coin lâcha son tricot et s’avança vers moi. Elle avait tout compris en voyant mes yeux apeurés, mon visage blême et mes jambes collées l’une sur l’autre. La vieille femme essuya le sang sur mes cuisses, me tendit des découpures de tissus bien propres en me conseillant de m’étendre un peu pendant qu’elle nettoierait la banquette arrière. Elle me mena donc au fond de la bâtisse. C’est à ce moment que je découvris que la station-service abritait une petite pièce secrète où la vieille dame servait d’infirmière et parfois d’avorteuse pour les femmes du village. Elle m’installa sur son lit de fortune couvert de vieux draps.
Enfin revenue au village, j’ai tout de suite raconté à ma belle-sœur Despina qu’après l’examen post-partum habituel, on m’avait endormie sans demander mon consentement et retiré l’embryon d’un nouvel enfant. « Les hommes n’ont aucune idée de ce que les femmes endurent. Moi la première, je me suis bien mariée et j’ai accouché d’un petit garçon mort-né », me dit-elle. Après quelques larmes, je lui ai parlé de la vieille femme du garage. Selon Despina, c’était un secret bien gardé que tout le monde connaissait, mais dont personne ne parlait. À mi-chemin entre la grande ville de Thessalonique et les quelques villages avoisinants Krya Vrysi, les jeunes filles engrossées illicitement visitaient la femme du garage qui s’occupait d’expulser l’avorton et de recoudre l’hymen. Ainsi, la jeune fille redevenue vierge pourrait se marier.
Un souvenir du temps où je demeurais à Montréal me revient en tête. Mariée depuis quelque deux ans, j’avais le ventre quasi prêt à accoucher de ma fille, mon deuxième bébé. Un bon ami du mari nous avait invités à son mariage. J’étais très contente qu’une belle-sœur me prête une robe de maternité qui m’allait. Née au Canada de parents immigrants grecs, la jeune fille de 17 ans travaillait avec son père devenu restaurateur sur l’avenue du Parc et parlait parfaitement anglais et français. Croyez-le ou non, la coutume à cette époque consistait à déflorer la future épouse un ou deux jours avant la cérémonie du mariage pour que le mari puisse être convaincu de sa virginité. Cependant, cette magnifique promise ne l’était pas. Lorsque la mère du futur époux apprit ce qu’il s’était passé, elle annula la noce. Le futur mari, qui aimait sa promise comme un fou, se retrouva le bec à l’eau et le cœur en miettes.
Mais revenons au lendemain matin de notre visite de suivi à l’hôpital. Le mari était réveillé et tenait le tout petit dans ses bras. Il lui faisait des guili-guili pour me faire rire, je suppose. C’était mon troisième bébé, mais c'était vraiment la première fois qu’il prenait un de nos enfants dans ses bras.
Voulait-il être pardonné, excusé, gracié? Voulait-il me faire croire que c’était un service qu’il nous avait rendu la veille? Tout son comportement m’exaspérait. C’était un homme peu éduqué, paresseux, ignorant, imbu de lui-même, irresponsable, illogique et imprévisible. Ce dernier qualificatif m’effrayait au plus haut point. Pensait-il encore que la vie en Grèce était beaucoup plus facile qu’en Amérique? Lui-même, depuis plus de six mois, n’avait trouvé aucune opportunité valable pour gagner sa vie. Mais avait-il vraiment cherché?
Ce mois-là, le jardin débordait de légumes que j’avais ramassés et entreposés au deuxième étage de la maison. Nous avions récolté tellement d’oignons que j’ai dû enseigner à ma belle-sœur Despina comment les confire. Un jour, j’ai coupé le cou d’une belle grosse poule blanche pour notre souper. Les petits se sont bien amusés avec les plumes de la poule qu’ils allaient manger. Le plus vieux adorait les cuisses de poulet avec des frites allumettes cuites dans une grande poêle en fonte. Misère, les petits chercheront le ketchup! Que vais-je faire? Il m’a fallu écrabouiller quelques tomates bien mûres et en faire une « purée maison » comme l’aurait dit notre célèbre Jehane Benoît nationale.
Fin septembre, j’ai commencé à avoir peur. Constatant que le mari ne travaillait toujours pas, le boulanger me donnait le pain de la veille et quelques brioches invendues pour mes enfants. Les poches du mari étaient-elles si vides? Je n’avais aucune idée de ce qu’il possédait. Au café du village, tout ce dont les hommes parlaient, c’était du manque flagrant de travail bien rémunéré.
— « Où pourrions-nous aller? »
— « Peut-être en Allemagne? », murmura Thanassis. « Une grande majorité d’hommes grecs y sont déjà, travaillant dans les usines, sur les fermes agricoles ou dans les restaurants ».
— « L’Allemagne, le Canada ou les États-Unis, c’est du pareil au même! », grogna l’époux lorsque j’ai voulu tâter le terrain.
— « Hambourg, Munich ou Cologne, ça te tente? Tes deux frères au Canada vivent comme des rois avec leurs restaurants. Leurs familles ne manquent de rien. S’il te plaît, retournons au Canada. Demandons le passeport du bébé et partons. Dépêchons-nous! »
À SUIVRE…
Cora
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En Grèce, à cette époque (1972), lorsqu’une femme accouchait, elle devait obligatoirement rester dans la maison pendant 40 jours. Au quarante et unième lever du soleil, elle devait aller présenter son enfant au « pope » (le curé de la paroisse) et ainsi décréter la fin de sa quarantaine. J’avais accouché du troisième enfant à la fin juin et je restais à la maison à prendre soin de la marmaille tandis que le mari devait se trouver un emploi pour faire vivre sa famille.
Le village de Krya Vrysi était si petit que tout le monde se connaissait. Le mari, je suppose, avait oublié ce détail. C’est ainsi que son secret enflamma toute la rue principale comme une traînée de poudre. L’homme voulait voir du monde, aller vivre dans une grande ville où il pourrait devenir commerçant. Qu’allait-il vendre? Dieu seul le savait et le diable s’en doutait.
L’ami Thanassis alla boire quelques cafés sur la rue principale et apprit vite tout ce qu’il y avait à savoir : le mari s’était mis dans la tête de vendre des « flokatis ». Les flokatis sont des tapis à mèches longues (des tapis « shaggy ») fabriqués selon une tradition particulière et assemblés à la main dont le poids minimal est de 1800 grammes par mètre carré. La pure laine vierge de mouton de ces magnifiques tapis, jadis synonymes de douceur, de confort et de chaleur, élevait ces tapis, à une certaine époque, au rang des produits luxueux. Cependant, les flokatis n’étaient déjà plus populaires en Amérique ni même en Grèce tout simplement, je suppose, parce que les chaumières commençaient à être chauffées.
Lorsqu’enfin le mari se décida à me parler de ce nouveau projet, je lui répondis que même sa propre mère et sa sœur n’utilisaient plus de flokatis parce qu’ils étaient trop lourds à secouer, trop difficiles à transporter, et trop dispendieux à remplacer. Selon Thanassis, seuls les démunis et les gitans de l’époque les appréciaient parce qu’ils les recevaient gratuitement des nantis qui n’en voulaient plus. Je ne le savais pas à ce moment-là, mais ce projet n’irait nulle part, comme beaucoup d’autres de ses aspirations bidon.
Arriva enfin le 19 juillet, l’anniversaire de ma fille portant le même prénom que sa grand-mère grecque : Getsémanie. Ma belle-sœur Despina avait fait en cachette un gâteau aux cerises à peine mûres avec trois petites chandelles roses. La coiffeuse du village m’avait offert de couper un pouce des cheveux de la petite pour qu’ils poussent mieux et plus vite. Même Thanassis avait apporté une petite robe jaune pour la fillette. Le mari allait évidemment manquer la fête parce qu’il était à Thessalonique. J’avais certes remarqué qu’il y allait de plus en plus souvent et cela m’intriguait. Cherchait-il encore une façon de gagner sa vie? Ou s’offrait-il une distraction féminine? Peut-être. L’homme avait toujours un quelconque projet secret; une excuse pour s’absenter régulièrement du village. Pendant ce temps, je m’occupais de l’immense jardin et de remplir de l’eau du puits six ou sept grosses cruches pour nos besoins quotidiens. La plupart des maisons du village n’avaient pas l’eau courante et cela enrageait la belle-mère. Son grand garçon adoré ne pourrait-il point l’installer au lieu de perdre son temps à élaborer des plans?
Heureusement, ma vaillante belle-sœur adorait prendre soin de mes bébés. Chaque matin, elle les débarbouillait, les langeait, les nourrissait et amenait le tout petit à mon sein.
En août, j’avais fièrement présenté mon bébé au « pope » du village. Je devais retourner à l’hôpital de Thessalonique pour un examen de routine à la suite de l’accouchement et qui marquait aussi la fin de ma quarantaine. Thanassis accepta de nous y conduire, l’homme et moi. J’étais en pleine forme, je n’avais pas pris un seul kilo malgré le pain que je savourais chaque jour et la mangeaille grecque qui trempait dans l’huile d’olive. À notre arrivée, un vieux docteur salua le mari, m’ordonna d’enlever mes dessous et de m’étendre sur une étroite table. L’homme ganté palpa mes seins, mon ventre et entra quelques doigts dans mon entrejambe presque guéri. Puis les deux hommes s’exprimèrent dans un dialecte de montagne que je ne comprenais pas.
Juste quelques mots et quelques regards suffirent pour que je comprenne que quelque chose allait de travers. Le docteur s’absenta quelques minutes et revint avec une seringue dans les mains. « Une petite piqûre calmante », dit le vieillard en me souriant. Le temps d’interroger le mari et je tombais dans les vapes. À mon réveil, le vieux docteur avait quitté la pièce. La civière sur laquelle je reposais était tachée de sang. En voyant l’épaisse serviette sanitaire placée entre mes cuisses, j’ai vite compris pourquoi on m’avait endormie contre mon gré. J’avais peur, je pleurais. Le mari, qui s’était empressé de courir à la pharmacie pour se procurer deux comprimés prescrits que j’allais devoir avaler sans les croquer, m’aida à remettre ma culotte, ma robe et mes sandales. Il prit mon bras pour descendre les escaliers et nous quittâmes l’endroit sans échanger un seul mot.
À SUIVRE…
Cora
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Le vieux chauffeur de l’autobus dans lequel nous prenions place en route vers Thessalonique venait de foncer dans un camion à benne basculante rempli d’oranges. Les petits braillaient, le mari gueulait, le chauffeur s’époumonait à dire que ce n’était pas sa faute. Les trois-quarts des passagers étaient des personnes âgées. Plusieurs bagages étaient tombés dans l’allée et le conducteur fou avait interdit aux voyageurs de se lever. J’avais besoin d’eau pour les petits, de couches pour les changer et de quelques biscuits pour les calmer. Il fallut patienter. Lorsqu’enfin arrivèrent trois policiers, ils nous firent descendre de l’autobus et grimper dans un autre. Devant nous, l’asphalte était tapissé d’oranges écrabouillées, réduites en charpie. Le mari alla récupérer nos deux valises, remplis de nos maigres pénates, tandis que je me réinstallais avec les deux bébés dans le nouvel autobus aussi vieux que le premier. « Qu’adviendra-t-il du chauffeur? », s’interrogèrent quelques vieux habitués de ce trajet. Mon cœur de mère s’inquiétait surtout de ce qu’il adviendrait de nous.
À notre arrivée à Thessalonique, un autre lointain cousin nous attendait au terminus d’autobus. Il s’appelait Thanassis et était l’unique fils du boulanger de Krya Vrysi (qui signifie eau froide), nom du village où nous allions demeurer. Prévenant et gentil, ce jeune homme deviendrait mon allié, mon ami et mon seul confident dans le village. Malgré que je parlais bien le grec, nos discussions se passaient en français puisqu’il avait étudié la langue au collège. Ainsi nous jasions à l’abri de tous les curieux du canton.
Une fois au village, Thanassis nous conduisit à la maison de la belle-mère. En entrant par la porte de la cuisine, la première chose que je vis fut la dizaine de collants à mouches suspendus au plafond. J’avais aussi l’impression d’entendre un continuel bourdonnement de mouches. La belle-mère, toute de noir vêtue, se leva, attira ma tête vers elle, la serra et l’embrassa. Sa fille Despina, veuve depuis toujours, s’empara de mes deux bébés, les câlina, les chouchouta et les couvrit de baisers. Puis, elle m’amena à la fontaine et remplit un tonneau d’eau fraîche pour les besoins de la journée. Quant au mari, après avoir transporté nos deux valises dans la maison, il demanda à Thanassis de le conduire sur la rue principale du village, là où se passait l’action.
J’appris quelques jours plus tard que cet illustre village comptait moins de 1000 habitants, la plupart des grands-mères et des vieillards. Les « palikari » (jeunes hommes) avaient vite compris qu’ils n’avaient pas d’avenir dans ce coin de pays et avaient migré vers l’Allemagne ou le Canada, de préférence. Et voilà que mon paresseux de mari avait changé son capot de bord! Il ne rêvait plus de devenir aussi riche qu’Aristote Onassis, mais cherchait plutôt comment il allait subvenir aux besoins de sa femme et de ses deux, bientôt trois, enfants.
Ses deux frères, arrivés au Canada avant lui, possédaient chacun deux restaurants. Et lui, le plus élégant des trois, le plus raffiné, le plus intelligent, croyait-il, s’avérait un fainéant notoire. Fréquentant les clubs de « bouzouki » (musique grecque), il s’imaginait comme un véritable Zorba le Grec. C’est d’ailleurs ainsi qu’il m’attrapa en me tirant sur un plancher de danse en 1967, et la valse dura treize longues et horribles années. En m’enfuyant du logis en 1980, j’aurai finalement mis une croix sur toute cette épopée.
Dieu sait pourquoi je me rappelle aujourd’hui cette jeune maman que j’aimais être du temps où nous sommes partis pour la Grèce. J’avais déjà deux petits et j’attendais d’un jour à l’autre l’arrivée du troisième qui avait traversé l’océan dans mon ventre. Mon cœur bouillonnait d’amour inconditionnel pour mes bébés. Oui, oui! Nous vivions à l’autre extrémité du globe et je m’en foutais. Même l’homme m’indifférait. Sa vie, ses choix et ses multiples bévues; je les ignorais. J’étais une maman et il n’y avait que cela d’important dans ma vie.
Arriva finalement le fameux matin du 20 juin 1972 où je dus réveiller ma belle-sœur Despina pour l’aviser du début des contractions. Elle réveilla mon mari, puis alla chercher Thanassis qui revint dans la vieille auto de son père. Despina installa une pile de vieux draps sur le siège arrière au cas où l’enfant se présenterait subitement. Je n’étais pas inquiète, car elle savait faire. Elle me confia plus tard que, quelques semaines plus tôt, elle avait sorti toute seule un enfant du ventre d’une trop jeune maman.
Lorsqu’enfin nous sommes arrivés au seul hôpital de Thessalonique, on m’emmena à l’étage des maternités. J’ai cru faiblir tellement les cris aigus des femmes m’apeuraient. Autour de chaque lit, une sœur, une tante, une mère ou une amie tenait la main de la femme en contractions. Heureusement qu’un jeune docteur qui parlait français m’aborda. Il me proposa le petit lit étroit de sa chambre jusqu’à ce qu’il puisse accoucher la plupart des criardes. J’ai vite accepté. Lorsque le calme s’installa, on me prépara et l’enfant sortit comme un tout petit chat sans griffe. Quel bonheur! Lorsque nous quittâmes l’hôpital, ma belle-sœur emmaillota l’enfant et le coucha sur ses cuisses. Pendant toute la durée du retour, le poupon ronronna.
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Cora
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Très chers lecteurs, j’ai finalement entrepris de me vider le cœur. Pendant 10 semaines à compter du 8 septembre, je vous raconterai cet épisode de ma vie en Grèce. Vous revivrez avec moi près d’un an de ma vie passée au fin fond d’un village pauvre et quasi déserté.
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À l’hiver 1972, sans même m’en avoir préalablement parlé, l’époux avait décidé de retourner en Grèce. Nous étions mariés depuis cinq ans, j’avais deux enfants et un troisième qui grouillait dans mon ventre. J’allais devoir quitter mon pays, ma langue, mes parents. Mon plus vieux, lui, devait dire adieu à son école prématernelle. À l’époque, l’homme régnait en maître, et sa femme n’avait d’autre choix que de lui obéir… dans mon mariage, du moins. Pour adoucir cette tragédie, quelques belles-sœurs me confièrent en cachette qu’elles aussi étaient retournées en Grèce une ou deux fois avant de revenir au Canada pour toujours. Subirais-je le même sort? J’appréhendais le pire.
Quelques amis du mari ont transporté jusqu’au bateau cinq immenses valises par lesquelles notre vie et tous nos pénates changeraient de continent. Deux autres valises remplies du nécessaire pour vivre le temps que le reste de notre matériel arrive à bon port nous accompagnaient dans l’avion. Une fois installés, mon garçonnet et sa petite sœur se sont couchés à nos pieds et ils ont dormi pendant tout le trajet. La tête accotée dans le hublot, le mari fumait comme une cheminée. À cette époque, on avait le droit de fumer à bord d’un avion! À tout bout de champ, il sonnait l’hôtesse de l’air pour un énième café. Me savait-il désolée, contrariée? Voyait-il mes yeux noyés de larmes et mes mains entourant le nouvel enfant gigotant dans mon ventre?
J’avais si peu dormi et pourtant, lorsque le jour éblouissant réveilla les passagers, j’ai senti que l’oiseau métallique géant touchait déjà la piste d’atterrissage. Les petits se réveillèrent et voulurent manger. L’homme endormi déplia ses longues jambes et se leva. Il héla une hôtesse et insista pour du café et des grignotines pour les petits.
En sortant de l’avion, j’ai cru mourir de chaleur. Je me demande encore aujourd’hui si, à cette époque, le vieil aéroport d’Hellinikon était climatisé. Partout, dans l’immense bâtiment, des vapeurs chaudes assaillaient les passagers. L’eau coulait sur nos fronts, les enfants pleuraient, le mari s’impatientait, fumant une cigarette après l’autre et cherchant le lointain cousin qui devait venir à notre rencontre à l’arrivée des passagers.
— « Quelle heure est-il? », demandais-je au mari.
— « J’ai soif! », criait le plus vieux.
— « Pipi! », implorait la toute petite.
Mon cœur empli d’inquiétude battait trop fort. Allions-nous pouvoir endurer une telle chaleur? Où allions-nous vivre? À Athènes, à Thessalonique peut-être, ou ailleurs? L’homme avait-il sécurisé un logis? Un travail? Les enfants braillaient, ils avaient chaud, ils avaient faim, ils voulaient rentrer à la maison. Lorsqu’enfin le cousin arriva, il s’empara des deux dernières valises encore sur le carrousel. Le mari empoigna le plus vieux et le plus gros sac de voyage. Je transportais moi-même une assez grosse sacoche remplie de linge d’enfant et d’articles de première nécessité : les passeports, les baptistaires grecs orthodoxes des petits, le carnet québécois de vaccination du plus vieux, et la petite à moitié endormie dans mon cou dégoulinant de mouillure.
L’horloge indiquait presque midi lorsque le cousin nous débarqua chez sa mère. Les enfants chignaient et pourtant je fus tout de suite éblouie en levant la tête. À droite, là-haut sur la colline mythique, je vis enfin de loin le célèbre Parthénon, littéralement « la demeure des vierges », et le symbole architectural de la suprématie athénienne à l’époque classique. Wow! Je constatais de visu ces trésors de vieilleries que j’avais étudiés dans mon jeune temps. Tout me revenait soudainement, probablement parce qu’on m’avait obligée à mémoriser même les dates de construction des différents monuments dont l’Acropole d’Athènes, érigée entre 443 et 438 av. J.-C., et bla bla bla. L’archéologie, le mari s’en foutait. Il me présenta sa tante qui nous offrirait à tous l’hospitalité aussi longtemps que nécessaire et, à moi, un ou deux après-midi sur le Parthénon en sa compagnie. Enfin, il m’arrivait quelque chose de bon! Mon cœur de jeune femme palpitait.
Nous dormions à l’étroit sur un lit d’appoint avec les deux petits au milieu et le troisième dans mon gros ventre. Lorsque les bébés gigotaient, le mari s’installait sur l’unique sofa de la maison. Le cousin avait emprunté d’une voisine une poussette double facile à transporter. Chaque jour, je promenais mes petits, nous acclimatant ainsi aux températures élevées. Pas question d’écourter mes robes ou de porter un pantalon, le mari ne l’aurait jamais toléré! Comme je maîtrisais déjà plusieurs plats typiquement grecs, la tante appréciait beaucoup mes résultats et continuait à guider mon apprentissage.
Entrant dans mon septième mois de grossesse, j’ai questionné l’époux.
— « Où allons-nous nous installer? »
— « Dans mon village natal », répondit-il en anglais.
— « Est-ce près d’ici? »
— « Pas du tout. »
— « C’est où? »
— « C’est dans le nord de la Grèce à quelque 70 kilomètres de Thessalonique. Le village s’appelle Krya Vrysi et c’est là que demeurent ma mère et ma sœur. »
La maison sera-t-elle assez grande pour tout le monde, y compris les enfants? L’homme de peu de mots semblait avoir en tête un plan préconçu. Le surlendemain, le cousin nous amena à un terminus d’autobus et c’est à ce moment que j’appris que le trajet entre Athènes et Thessalonique prendrait approximativement cinq heures quarante-cinq minutes. Heureusement que la tante bien prévenante nous avait préparé un bon panier de victuailles.
La toute petite et son frère étaient collés à mon ventre habité. J’avais peur, j’aimais mes petits et je surveillais ce vieux conducteur d’autobus qui ressemblait à un fou du volant. Assis derrière moi, le mari fumait encore et j’avais mal au cœur. J’ai tourné la tête vers lui pour lui demander d’ouvrir une fenêtre et c’est alors qu’il s’aperçût qu’en déviant de sa trajectoire pour épargner quelques moutons, notre vieux chauffeur allait foncer dans un camion à benne basculante rempli d’oranges.
À SUIVRE…
Cora
❤️
Du temps de mes treize années de mariage, l’homme m’interdisait d’écrire, de fréquenter ma famille, des amies d’enfance, ou même quelques voisins qui essayaient de fraterniser. Je n’aurais jamais pu, à cette époque, imaginer qu’un jour je prendrais mes cliques et mes claques et que je finirais par me lancer en affaires pour gagner ma vie et atteindre quelques sommets. Mais, comme j’ai une peur bleue des hauteurs, je n’ai jamais visé le mont Kilimandjaro.
Ce qui m’amène à vous raconter l’histoire d’une de nos employées de longue date qui se révèle beaucoup plus courageuse que moi. Cette brave femme nommée Suzan, dont l’âge s’apparente au mien lorsque j’ai ouvert mon premier resto, assume le rôle de mère monoparentale depuis toujours. Elle et moi possédons plusieurs traits de caractère en commun en plus de notre passion pour l’entreprise. Comme moi, je suppose, elle n’a pas froid aux yeux, mais elle, elle ne craint pas les hauteurs.
Le 6 janvier 2025, tandis que les gens retrouveront leur routine après le temps des fêtes, Suzan et son compagnon partiront gravir le mont Kilimandjaro. Oui, oui! J’en ai le souffle coupé. Ils grimperont tout en haut d’un des sept sommets du monde, là où les habitants de la région déclarent que « le ciel touche la terre ».
Le sport a toujours occupé une place importante dans la vie de cette grande aventurière. « Surtout pour le dépassement de soi et très peu pour l’aspect compétitif », m’a-t-elle confié. Ce rêve d’escalader le Kilimandjaro représente un grand défi pour Suzan.
À l’heure du lunch, bien souvent, Suzan nous parle de toute la préparation nécessaire qui mènera à son grand exploit : effectuer de longues randonnées de hauteurs variées et sous toutes sortes de conditions météo, travailler sa musculation pour renforcer son corps, marcher beaucoup et faire des exercices cardiovasculaires variés. Elle précise que « l’idée est d’améliorer notre endurance et de hausser notre capacité cardiorespiratoire puisque l’oxygène devient de plus en plus rare à mesure que nous montons en altitude ». L’ascension en tant que telle prendra sept jours d’efforts physiques bien ardus et la descente, une seule petite journée.
Wow! C’est presque incroyable! Ma peur des hauteurs augmente encore! Douze mois d’entraînement assidu pour une balade en montagne qui durera moins de dix jours! « Pour nous, c’est un beau cadeau que nous nous offrons et ça nous a donné envie de partager l’aventure, explique Suzan. Je me demandais comment nous pourrions en faire bénéficier d’autres autour de nous et l’idée m’est venue d’organiser une levée de fonds thématique. Comme il nous faudra gravir plus de 6 000 mètres, alors nous avons pensé que nous pourrions recueillir un dollar pour chaque mètre : soit un montant de 6 000 $. Chaque sou amassé sera directement remis au Club des petits déjeuners. »
Suzan et moi, ainsi que tous nos employés, comprenons très bien les défis financiers que bien des parents rencontrent au quotidien. Nous savons que l’alimentation des enfants en écope souvent. Pour bien des familles, l’importance du déjeuner est primordiale. Depuis plus de 15 ans, notre entreprise contribue au Club des petits déjeuners pour inspirer les jeunes à se dépasser et à croire que tout peut être possible pour eux. De plus, depuis octobre 2019, lorsqu’une personne choisit le « Déjeuner du Club » inscrit au menu, 50 sous sont remis au Club. Nous avons aussi instauré diverses activités ponctuelles qui nous permettent de faire une différence. Par exemple, la promotion Menu enfants où chaque dollar amassé est remis au Club des petits déjeuners. C’est notre façon à nous d’aider les enfants nécessiteux à réaliser leur plein potentiel, un déjeuner à la fois.
Au Canada, un enfant sur trois risque de se présenter à l’école le ventre vide, ce qui nuit à son rendement et à son développement de plusieurs façons. Un enfant qui a faim manque d’énergie, voit sa créativité et sa concentration chuter. Ses aptitudes pour apprendre et son comportement s’en ressentent aussi. Le Club offre aux enfants l’occasion de commencer chaque journée d’école avec des aliments nutritifs.
Dans la vie comme dans l’ascension du Kilimandjaro jusqu’à son dernier pic, rien n’est garanti. Mais en mettant tout notre cœur à l’ouvrage, pas à pas, nous pouvons y arriver.
Je vous donnerai d’autres nouvelles du grand projet de Suzan et de son compagnon cet automne. D’ici là, je vous invite à participer à leur aventure en les suivant sur leur page Facebook.
Cora
❤️
Depuis deux longues semaines, aucune idée géniale, aucune inspiration, aucun mot « déclencheur » n’est sorti de ma caboche asséchée. Je vous ai écrit une lettre chaque dimanche depuis le début de la pandémie; j’en aurai bientôt quelque 237 à mon actif. Peut-être est-ce un peu normal que je commence à manquer d’encre dans ma plume?
Jusqu’à maintenant, j’ai toujours attrapé mes idées en plein vol. Ce matin, je ne peux que confier mon blocage aux vaillantes corneilles qui dansent sur le toit de ma maison. J’ai sérieusement l’impression de ne plus être capable de pondre un seul mot, et affronter la page blanche me donne la chair de poule.
Après une courte recherche, j’apprends que « ce syndrome de la page blanche » s’appelle aussi « leucosélidophobie ». Quel affreux mot qui, selon le moteur de recherche, « désigne une crainte de ne pas pouvoir aborder ou continuer un récit dans lequel une baisse de confiance va se manifester et s’amplifier ». Ouache! Ça semble exactement mon cas.
Peut-être ai-je aussi usé mes méninges trop vite au début de juin lorsque j’ai entrepris l’écriture d’une longue histoire découpée en près de dix lettres sur un même sujet intitulé « LE RÊVE DU MARI, MON CAUCHEMAR ». Je partagerai ces lettres avec vous à compter du mois de septembre.
Je me dois de vous dire, chers lecteurs, que ces temps-ci, j’avale les bouchées doubles à titre non seulement de fondatrice, mais aussi de membre de l’exécutif de l’entreprise Cora. Il me faut me prononcer sur mille et une choses concernant de nouveaux plats et des surprises inusitées que nous vous préparons. Tout ce chantier de recherche d’idées nouvelles m’occupe l’esprit au plus haut point! Ceci étant dit, je vous jure que le syndrome de la page blanche n’aura pas ma peau! Je vais me reposer en croisière et je suis certaine que ma créativité reprendra le gouvernail.
En cherchant quelques trucs efficaces sur Google, je découvre une experte en écriture nommée Alphonsine. Elle explique que le phénomène est parfaitement normal. Surtout, elle donne des trucs pour arriver à surmonter le syndrome de la page blanche.
Selon dame Alphonsine, la page blanche ne représente pas seulement un manque d’inspiration. Elle peut aussi découler d’un blocage dû à la volonté tellement grande de l’auteur de créer un texte parfait. Je pense que c’est exactement mon cas. Je suis désolée, très chers lecteurs, d’expérimenter ce tout premier blocage depuis que je vous écris toutes les semaines et je voulais vous l’expliquer en termes parfaits.
La plupart des auteurs, toujours selon l’experte, traversent cette épreuve de la page blanche à un moment ou un autre. Ces écrivains prennent une pause, en profitent pour partir en voyage ou en vacances. Toutes ces idées m’inspirent! Un gros merci à dame Alphonsine de m’avoir renseignée sur le sujet.
Je vais donc me rasseoir, m’installer devant mon iPad, taper quelques lignes erratiques jusqu’à ce que je puisse pianoter une belle histoire. À l’avenir, je maîtriserai ce syndrome de la page blanche et je n’aurai plus peur. Au lieu d’écrire, je cuisinerai une belle tarte aux pommes, mon gâteau citron pavot préféré ou quelques sublimes feuilletés aux épinards, et je n’oublierai pas le précieux conseil d’Ernest Hemingway qui suggérait qu’en écrivant, il vaut mieux s’arrêter en plein milieu d’un passage dont on connaît déjà la suite.
Excellente idée qui m’invite à attendre « demain » avec impatience. Oui, oui! Ce demain magnifique dont nous ignorons la substance!
Cora
❤️