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5 mai 2024

Deux affreuses morts

AVERTISSEMENT : Cette lettre contient des détails en lien avec un décès qui pourraient offenser certains lecteurs. Nous préférons vous en avertir.

Ce matin, au café du village, j’ai ce terrible avantage d’entendre de la bouche d’un véritable policier tous ces affreux moments de la vie quotidienne que certains humains tolèrent et endurent jusqu’à rendre l’âme tellement ils en souffrent. Oui, oui! L’histoire quasi inimaginable de ce matin, je vous la raconte pour nous inciter à apprendre à connaître et à considérer nos voisins, nos amis et tous ceux qui nous semblent dans le besoin.

Alors qu’il était en devoir ce jour-là, mon ami policier reçoit un appel du concierge d’un immeuble de six logements qui se plaignait d’une odeur inhabituelle et qui insistait pour que la police s’amène sur les lieux. La police s’exécuta pour une vérification de bien-être. Juste à l’approche de la bâtisse à multiples logements dont il connaît l’adresse, le policier flaire une étrange odeur. De saleté? De brûlé? De viande avariée? Il s’agit de quelque chose de pire, suspecte-t-il. Les deux hommes empruntent l’escalier jusqu’au troisième étage et s’arrêtent devant la porte de l’appartement numéro six. Le policier confirme qu’il s’agit d’une odeur de putréfaction.

– « Quelqu’un est mort dans l’appartement? », demande le concierge.
– « Un corps mort commence à sentir en dedans de 72 heures, dépendant de la cause du décès », répond le policier.

J’ai demandé à mon ami comment il se faisait que les habitants des différents logements n’aient pas senti l’étrange odeur de la mort. « Tout probablement parce qu’elle ne leur était pas familière avant ce drame. » Il affirme que cette odeur, on ne l’oublie jamais.

Lorsque le policier entre dans le logement numéro six avec le passe-partout du concierge, il voit tout de suite le corps d’un homme dans un fauteuil roulant présentant les signes d’une mort évidente. Des lambeaux de chairs brunes et noires pendent du crâne de l’homme, ses joues sont renfoncées, vidées de leur substance avec un bataillon de grosses mouches noires picorant dans les yeux du mort.

L’agent de police constate aussi que le seuil de marbre de la salle de bain avait probablement bloqué le fauteuil roulant du vieillard. Le pauvre était coincé et mourut possiblement d’épuisement ou de faim. « Une véritable tragédie », dit le concierge, les larmes aux yeux. Le policier continua sa visite et, en entrant dans la seule chambre à coucher du logis attenante à la cuisine, il constata la présence d’un deuxième corps inanimé, couvert d’un drap jusqu’au cou, et la tête noircie.

L’agent rebrousse immédiatement chemin, appelle son supérieur et demande la présence d’un enquêteur et d’un autre collègue pour remplir les deux rapports de décès. D’après le concierge, ces deux personnes étaient âgées de plus de 80 ans. Étaient-elles malades? Seules dans l’appartement? Le couple avait-il des enfants? La police allait devoir trouver toutes les réponses à ces questions et tenter de déterminer la cause des décès.

À l’arrivée du second policier, rédacteur du rapport d’événements, ils firent diligence pour préserver et garder intacte la scène des deux décès. Portant des gants de protection, l’un des policiers prit le carnet d’adresses qui se trouvait sur la table de chevet de la défunte. Sous la supervision de l’enquêteur principal, le policier rédacteur ouvrit le carnet et trouva trois prénoms de femme, sans nom de famille. L’agent de police composa le numéro sous le premier prénom, s’identifia et demanda à la voix de femme au bout du fil de s’identifier à son tour. Instantanément, la femme demanda ce que l’homme faisait chez ses parents et le policier lui expliqua que les deux résidents du logis d’où il téléphonait venaient d’être retrouvés morts.

– « C’est impossible, s’affola la femme. J’ai parlé à ma mère hier matin! »
Le policier ne l’a pas contredite. Étant donné l’état de décomposition avancée des deux corps, la mort datait d’environ 10 à 15 jours.

Très chers lecteurs, j’ai raconté cette histoire immensément triste parce qu’elle m’a fendu l’âme et parce que mon ami policier m’assure qu’encore aujourd’hui, plusieurs personnes âgées subissent le même sort. Ce vieux en fauteuil roulant et sa compagne à peine capable de marcher selon le concierge, vivaient dans un trois et demi au troisième étage d’un édifice sans ascenseur. Qui s’occupait de qui?

Aujourd’hui, le policier est retraité depuis plus de vingt ans. L’année dernière, il s’est retrouvé célibataire. En s’étant rappelé la triste histoire qu’il vient de me raconter, l’homme s’interroge. Arrivera-t-il à prendre soin de lui jusqu’à la fin en demeurant dans sa maison de trois étages? Cette demeure avec deux longs escaliers; un pour descendre bricoler au sous-sol et l’autre pour grimper au deuxième étage pour dormir.

L’histoire dont mon ami s’est souvenu ce matin provoque en nous beaucoup de questions; chez lui-même, chez l’ami George (82 ans) et chez moi, bien sûr. Nous sommes restés pour boire un second café et réfléchir à haute voix. « Il faut vite y penser, de dire le policier, car l’âge s’enfuit comme un voleur et nous pourrions rester le bec à l’eau, isolés, mal installés, loin des nôtres et ignorés de nos voisins ».

« On est tous des solitudes, de dire à son tour le vieux George. On naît seul et on mourra seul, comme de vieilles souris déboussolées, affamées, cachées bien souvent dans les profondes armoires… »

Quant à moi, qui approche les 77 ans, je crois que si la vieillesse est une dégradation progressive du corps, il s’agit cependant d’une incroyable occasion d’enfin ralentir la cadence. De prendre soin de notre esprit comme jamais nous n’aurions eu le temps de le faire en gagnant notre vie. Aujourd’hui, ce corps intelligent nous force à ralentir la plupart du temps, pour mieux chouchouter notre petit cœur et les amis qui nous entourent.

Prenons soin de tout un chacun; appelons nos amis, gardons contact avec nos voisins, assumons cette vérification de bien-être dont les âmes esseulées et vieillissantes ont tant besoin. Chaque minute, aimons notre vie d’aujourd’hui. Peut-être que plus nous l’étirerons, plus nous risquerons de mériter quelques granules de sagesse.

Cora

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