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22 juillet 2022

Enfin, la Baie des Chaleurs! (troisième lettre de voyage)

L’air du matin me pique le nez. À peine éveillée, j’imagine des milliers de poissons microscopiques grimpant jusqu’à mon oreiller. À deux pas de l’eau, dans la baie de CARLETON-SUR-MER, une sirène est assise sur une bûche pourléchée par le temps. Elle lisse ses écailles de couleur lapis-lazuli. Souriante et avenante, ses longs bras de reine poussent un chalutier vers le large.

J’ai quitté SAINTE-FLAVIE les larmes aux yeux. Ce joli village côtier est entré dans mon cœur alors que je n’avais que sept ou huit ans. Mon père, commis voyageur, avait eu une importante promotion et nous avions quitté CAPLAN, notre centre du monde à l’époque. Je m’en souviens. Coincées sur la banquette arrière, nous les trois fillettes, nous mouillions nos cuisses de larmes, de peines, et de peur de ce « très, très loin nouveau chez nous » avec lequel frérot nous avait lessivé les tympans. La route fut interminable. Elle longea le fleuve tout l’avant-midi puis s’engouffra dans les dunes et petites montagnes de la Vallée de la Matapédia. C’était il y a quelque 68 ans. Et ça me touche beaucoup de réaliser que toute ma journée d’hier a servi à faire exactement le même trajet, à l’envers.

En route vers la BAIE-DES-CHALEURS! C’est l’explorateur Jacques Cartier qui, à l’été 1534, a baptisé ce lieu « baye des chaleurs ». Le saviez-vous? Bien avant lui, le peuple Mi'gmaq appelait l’endroit « Maoi Pôgtapei », signifiant « la grande baie ». J’avance, la tête alourdie de trois quarts de siècle d’expériences de toutes sortes, de naissances et de la mort de mes chers parents. Malgré mes multiples aventures de survie, j’ai toujours eu le temps de redescendre le fleuve vers mes origines, mon patelin, mon pays. J’ai appris trois langues et pourtant le fleuve m’abêtit. Il me fige, me ramène à l’âge où je créais mes souvenirs au lieu de les amincir. Le sable entre mes orteils, les roses sauvages de la tante Hope, les petits poissons séchés que nous mâchouillions comme s’ils étaient des caramels; tout cela et des milliers d’autres plaisirs quotidiens qui s’accordaient comme des notes de musique symphonique. À bientôt, SAINTE-FLAVIE, nos jeux d’enfants sur la grève, les coquillages de moules délavés, les branches polies par la vague, l’odeur enivrante du large, les familles de canards, le quai majestueux.

Après mille photos précieusement sauvegardées dans mon cellulaire, mon bolide grimpe la côte de MONT-JOLI direction la fameuse Vallée de la Matapédia par la route 132 est. Mon premier regard se délecte d’une immense courtepointe de teintes vertes. La nature exagère toujours au-delà du connu. N’est-ce donc point ce qui stimule les explorateurs? N’est-ce point ce qui attire ma créativité? L’homme des cavernes aurait certainement pu imaginer qu’un oiseau préhistorique transporte des humains dans son ventre. C’était une question de temps, le temps que son cerveau mûrisse. Tout le progrès du monde serait-il une question de temps? Faudrait-il interroger Henry Ford ou Elon Musk? Bref, la bagnole avance.

Un SAINT-MOÏSE sur une pancarte verte me dit BONJOUR. Y en a-t-il un pour vrai? Tous les saints du ciel seraient-ils réunis au Québec? Et les plus gros bâtiments, seraient-ils des églises gigantesques? Des églises vides, bien souvent; aussi triste qu’une petite pluie qui ni ne mouille ni ne sèche. Un peu plus loin, l’église de SAYBEC me nargue avec son clocher bien effilé qui transperce un nuage. Qui sont donc les véritables chrétiens qui, en 1931, ont transporté toutes ces lourdes pierres ayant servi à la construction de l’église actuelle? Y ont-ils gagné leur ciel? À SAYBEC, deux églises ont été maganées par la foudre; l’ancienne en 1929 et la nouvelle le 26 septembre 1979. Il paraît que seulement le coq sur le bout du clocher a été amoché; le coq et le système électrique de l’église.

Un peu plus loin à ma droite, une SAQ est accoudée sur un Marché Tradition. Quoi dire? Une sortie, deux sacs de provisions? Plus loin, une autre minuscule église protège le cimetière. Les morts auraient encore besoin de protection dans ce bout de pays? À midi, au fin fond de la vallée, j’entends la radio m’annoncer que Joël Le Bigot tire sa révérence. Quelle tristesse! Que vont devenir mes samedis matins? Ça me dit vraiment rien d’autre. Mozart l’enjoué pourrait-il me consoler? Bof! Tout finit toujours par finir, le bon comme le mauvais. Au moins la route est potable; bien souvent fraîchement pavée. Je vous recommande le trajet. Certes la vallée est moins romantique qu’un bord de mer, mais ainsi va la vie. On ne peut pas toujours être en train de manger des shortcakes aux fraises.

« Pas d’avenir pour la F1 », déclare RADIO-CANADA. 18 millions de dollars venant des deniers publics. Qu’est-ce à choisir? La santé de la planète ou le divertissement du public? Dites-moi, un grand tour de la GASPÉSIE pourrait-il remplacer le spectacle de la F1? J’imagine des milliers de Gaspésiens lançant des branches de lilas aux cyclistes. J’imagine le fleuve en ébullition, les anguilles avec la tête hors de l’eau pour tout voir, les parents promettant des bicyclettes à leurs enfants. Les élus promettant d’améliorer les bords de mer.

À SAINT-VIANNEY, on dirait que tout le monde s’est endormi en plein jour. Je ne vois personne. Ni chien, ni chat, ni âme qui vive. Plus loin, à SAINT-RENÉ, le temps noircit, la route renfonce. Je me sens toute petite et vulnérable. Je rallume la radio pour entendre qu’en France les cadavres s’accumulent. C’est inévitable. Maîtresse Planète serait-elle en train d’allumer un grand feu? Nous vivons comme si nous étions encore dans le paradis terrestre. Un expert annonce que plus les périodes de canicule sont longues, plus le danger augmente. Cette extrême chaleur viendrait-elle des fissures de l’enfer? Dernièrement, notre Vancouver a eu tellement chaud que tous ses vieux sont presque morts de peur. Cela m’effraie. Peut-être devrais-je partir le plus vite possible au lieu de finir calcinée avant mon heure.

Je pousse à fond la pédale. J’ai hâte de sortir de cette vallée. À droite, un joli pont couvert me console. La 132 n’en finit plus de s’étirer. Comme lorsque nos mères faisaient de la tire pour la Sainte-Catherine. Dieu merci, je ne suis pas une divinité domestique; juste une cuisinière de repas matinaux. Je roule et je dévale cette vallée comme si la flamme olympique me courait aux fesses. À bonne vitesse, j’arrive enfin à MATAPÉDIA. Je ne m’y arrête point et je finis par entrer dans la MRC Avignon. J’aimerais visiter ESCUMINAC et quelques vieux Micmacs, mais mon bolide passe tout droit. Je me console en rêvant d’un TOTEM juste pour moi, dans ma tête. Je rêve d’empiler une dizaine d’assiettées d’années toutes différentes et significatives. Tout là-haut, au bout du totem, je verrais ma vieillesse picorer le ciel pour y entrer.

À CARLETON-SUR-MER, je lorgne un bord de mer pour un bon dodo. J’accoste au Manoir Belle Plage. Un bel endroit rempli de livres d’histoires de nos anciens Canadiens. Après une orgie de fritures de poisson chez Dixie Lee, je regrette d’avoir beaucoup trop mangé. J’ai mal au ventre, mal au cœur, mal à moi, incapable de me rappeler ce qui est bon pour mon système digestif. J’ai l’impression d’avoir le ventre plus gros que le corps, la tête vide et les jambes pesant cent livres chacune. Après une heure de trempage dans l’eau bouillante, je m’enfouis sous la couette luxueuse du Manoir et m’endors.

Je m’évapore, je m’amenuise jusqu’à n’être qu’un filet de varech coincé entre deux bois morts. Mes draps se liquéfient. Qui suis-je d’autre qu’un boulet, un ventre gonflé dérivant vers le large, un vide étrange espérant l’aurore? En sourdine, mon ronflement laboure l’écume du large. Dans ma tête inondée, un rêve essaie d’aboutir. J’ai peur. Une vague géante craquelle la noirceur de l’eau. J’attrape une algue géante et m’enroule dedans. J’ai chaud, je suis bien et tout d’un coup une gueule géante s’entrouvre et m’avale. Quel cauchemar!

À suivre dimanche prochain!

Cora

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