Je n’ai pas cuisiné aujourd’hui; il faisait trop beau, presque comme une journée d’été. Délaissant mon parcours en pleine nature, je suis allée marcher dans les rues d’un nouveau quartier ma paroisse. Quel bonheur ce fut pour moi d’y trouver plusieurs marcheurs à bonne distance, des coureurs en leggings colorés, des chiens, beaucoup de chiens de toutes grosseurs tirant leurs maîtres attachés au bout des laisses. J’ai vu un vieux couple soudé ensemble pour mieux avancer et trois ados se lançant les dernières boules de neige de la saison. J’ai surtout adoré voir des enfants en rang d’oignons derrière un parent, des bambins instables sur des trottinettes, et des poupons emmitouflés dans un genre de poche joliment cousue et attachée aux épaules d’un papa ou sur le sein d’une jeune maman. Et je me suis régalée d’entendre un véritable concert d’oiseaux s’égosillant pour qu’on les regarde, perchés dans un érable squelettique. Croyez-le ou non, je les ai applaudis. Clap! Clap! Clap! Inconsciemment je suppose; j’applaudissais surtout la vie devant moi, tenace et combattive envers et malgré tout.
Et, comme j’avançais dans les rues, attirée par les devantures des maisons pourtant quasi toutes semblables, j’ai soudainement eu l’impression d’avancer dans une véritable galerie d’art. Parce que partout, plein de différents tableaux d’arc-en-ciel étaient épinglés aux devantures des maisons. De beaux arcs-en-ciel colorés et tous couronnés du fameux « Ça va bien aller » joliment calligraphié.
ÇA VA BIEN ALLER; après la tempête viendra le beau temps. Ça m’a touchée comme une grâce tombée du ciel. La certitude s’accroche à moi que l’après-virus sera constructif pour chacun d’entre nous, que les poupons apprendront à marcher, que les ados entreront à l’université et que les coureurs vivront tout probablement jusqu’à cent ans; que moi-même j’apprendrai à me calmer le pompon, à mieux vivre et à intégrer dans mon quotidien les leçons inhérentes à la dure épreuve que nous sommes en train de traverser.
Côté cœur, j’ai déjà signé mon pacte honorable avec la solitude (allusion à Gabriel Garcia Marquez dans « Cent ans de solitude », 1967) et je suis heureuse de le respecter. J’aime la vie sous toutes ses formes et plus particulièrement l’incommensurable imaginaire qu’il me reste à défricher avant de rendre l’âme.
Tellement de mots, tellement de phrases à transplanter entre les lignes afin qu’une histoire puisse prendre vie comme autant de racines, de branches et de bourgeons espérant en silence le mûrissement des fruits.
La fin du confinement nous fournira une belle occasion de nous inventer une meilleure vie. Et j’en profiterai sûrement pour me distancer du travail à outrance, des bavardages insipides, des attachements futiles et des vaines distractions qui ne font que nous rendre indisponible à notre propre bonheur.
Pour les dizaines d’années qu’il me reste ici-bas, je veux davantage consentir à la vie telle qu’elle m’apparaît. Sentir les fleurs, caresser l’écorce des arbres, écrire des poèmes aux oiseaux et pleurer lorsqu’un nuage avale le soleil.
Voici une histoire que j’ai apprise entre les branches cabossées de notre arbre généalogique. Venus de la lointaine Belgique, les ancêtres Charles-Louis et Philomena Van Zandweghe ont traversé l’océan vers une nouvelle vie. Accompagnés de leur demi-douzaine d’enfants, de deux des frères de Charles-Louis et de quelques amis, dont deux religieux, un boulanger, un charpentier, un boucher, un notaire et des experts en filature du lin, ils ont fait le voyage pour s’établir dans l’arrière-pays gaspésien à la hauteur du village de Caplan. L’appel de l’aventure, la possibilité de posséder des terres agricoles bien à eux et la quête d’une vie meilleure encouragèrent le groupe de Belges à s’installer. Ils nommèrent vite l’endroit « Petite Belgique » et ensuite « Saint-Alphonse-de-Caplan ».
C’est à cet endroit que naquit l’héroïne de mon histoire le 1er octobre 1884, quelque quinze ans avant l’arrivée des Belges en sol québécois. J’imagine difficilement la psyché de cette petite fille condamnée à vivre très pauvrement sur une terre aride que les défricheurs de l’époque avaient baptisée le Calvaire. Ses idées, ses croyances et sa programmation mentale furent formées dans un village dont l’exploitation forestière constituait l’activité principale. Elle côtoyait des bûcherons, des cultivateurs, quelques enfants dans une école de rang, une maîtresse d’école et très probablement un curé.
Je donnerais toute ma sagesse au Bonhomme Sept Heures pour comprendre comment elle a fait pour devenir une jeune femme aussi admirable. Je détiens malheureusement trop peu d’information sur sa vie de l’époque pour en discourir à loisir. Ce n’est que lorsque les Belges arrivèrent que sa vie se transforma. Pour le mieux ou pour le pire, à vous, chers lecteurs, d’en décider!
Un dimanche sur le perron de l’église, un homme tiré à quatre épingles attira le regard de mon héroïne. Ça se voyait à l’œil nu que l’étranger venait d’ailleurs. La jeune femme se renseigna et apprit du bedeau qu’un paquebot venait tout juste de s’amarrer au grand quai de Bonaventure. « Encore une cargaison de Belges! », s’exclama-t-elle au bedeau.
Comme elle voulait se montrer à son meilleur pour revoir l’étranger, elle se confectionna une belle jupe plissée et un petit boléro à partir de la robe d’une grand-tante décédée. La femme avait hâte au dimanche suivant pour le revoir. Et patati et patata, quelques semaines plus tard, le mariage fut célébré le lundi 8 septembre 1913! La jolie mariée avait vingt-neuf ans et son beau George une année de moins.
Pour les besoins de l’histoire, appelons le mari, celui qui ne se salissait jamais les doigts, « Gros George ». Mon héroïne comprit rapidement que son homme préférait exhiber ses fringues dispendieuses plutôt que d’arracher à la main les mauvaises herbes du jardin. Gros George détestait le travail manuel. Cultiver la terre, charrier le bois de chauffage, nourrir les animaux; l’homme avait toujours une bonne raison pour se défiler. Il aimait aller au village, boire un gin chez l’épicier, mettre une lettre à la poste ou prendre deux heures pour choisir une belle morue… avec qui s’offrir du bon temps.
Tout ce que Gros George fit de bon fut de peupler rapidement la bourgade d’immigrants qui avaient de bons bras pour travailler. Convaincu qu’il faisait sa juste part d’efforts, l’homme engrossa son épouse huit fois en douze ans. Quatre garçons et quatre filles à nourrir. Il fallut donc agrandir la table de cuisine, quadrupler l’étendue du jardin, saigner trois cochons par été, saler sept à huit barils de morues, acheter un second cheval, deux nouvelles vaches, des poules couveuses, quelques chiens, une baignoire en métal et des tissus à bon prix pour vêtir la marmaille.
Mon héroïne pleurait en silence trop souvent, surtout lorsque Gros George picolait et voulait tremper sa bite là où il ne fallait plus. Qu’il pleuve ou qu’il vente à écorner les bœufs, la femme le fuyait. Elle cuisinait, cousait, lavait, nettoyait et sortait après souper pour sarcler son jardin. J’imagine son corps fatigué, déformé, son dos courbé, ses mains gercées, ses doigts fendillés déracinant les mauvaises herbes en priant le Bon Dieu pour que la terre puisse nourrir sa ribambelle d’enfants. Bien souvent seule dans le jardin à la brunante, elle confiait ses états d’âme à l’épouvantail à moineaux. Tout ce qu’elle aura semé, se dit-elle, les enfants le mangeront avec appétit et il en restera pour faire des conserves.
Fin septembre, la pauvre mère épuisée dut être conduite chez l’apothicaire du village voisin. Elle avait chuté en transportant un immense seau d’eau bouillante pour le bain de Gros George. Ses bras, son ventre et ses jambes ébouillantées et brûlantes la faisaient souffrir. Elle avait besoin d’un onguent. On lui offrit un tabouret et elle patienta. Elle entendit surtout quelques mâles parler des mines d’or de Timmins, en Ontario. Beaucoup d’hommes, jeunes ou vieux, mais en santé, s’y rendaient pour gagner du bon argent. La conversation n’était pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Elle qui travaillait si fort! Ses quatre garçons deviendraient des mineurs, se dit-elle, et ses quatre filles l’aideraient à ouvrir un restaurant pour les travailleurs de la mine.
Quelques jours plus tard, la femme se confia au curé de la paroisse. Elle avait un plan en tête. Elle partirait pour l’Ontario avec ses garçons en âge de travailler dans les mines. Elle et ses filles ouvriraient un restaurant pour nourrir les mineurs. « Faites-en des pêcheurs, des cultivateurs ou des curés!, rétorqua l’homme en soutane noire bien pressée. Dieu a besoin d’intermédiaires ici-bas pour sauver les âmes. » La mère de famille n’ajouta mot. Elle remercia le curé pour ses bonbons forts et lui dit adieu.
Quant à Gros George et ses nouvelles fringues de prince consort, plus il vieillissait, plus il détestait Saint-Alphonse-de-Caplan. Lorsque son épouse lui suggéra d’aller visiter ses cousins curés au Rhode Island, il sauta sur l’occasion pour s’évader. Il devait être loin de se douter de ce que son épouse manigançait.
Peu de personnes remarquèrent le départ incognito de la femme et de ses huit enfants. Ils se rendirent d’abord à Montréal et embarquèrent dans un train qui les mena jusqu’à Timmins. En arrivant à destination, mon héroïne bouillait d’enthousiasme. Le surlendemain de leur arrivée, elle zieuta une grande maison abandonnée à courte distance du complexe minier. Devant le notaire, la mère prévoyante tâta son bas de laine et offrit la moitié du montant demandé. Les garçons entrèrent à la mine et les filles aidèrent leur mère en cuisine et au service.
Rapidement, le commerce devint très florissant grâce aux talents culinaires de la mère et aux faveurs particulières que les serveuses conciliantes accordaient aux meilleurs clients, moyennant une rétribution, dans les chambres à l’étage.
Oui, oui! C’est donc ainsi qu’après mille misères, mon héroïne tenancière de bordel, et restauratrice, s’était enrichie. J’ai souvent voulu raconter son histoire, mais chaque fois, j’hésitais. J’avais honte qu’une vieille femme de ma lignée ait eu recours à des « faveurs particulières » pour gagner sa croûte. Cette femme est morte à Kapuskasing en Ontario le 5 juillet 1967, alors que je venais tout juste d’avoir vingt ans.
Elle aussi s’appelait Cora.
Elle était la mère de mon père.
Et mon audacieuse grand-mère.
Cora
❤
Dans les Laurentides où je demeure depuis plus de trente-deux ans, les canicules estivales, puis les nuits fraîches de l’automne, ont rougi les pourtours de nos montagnes. Pour l’instant, nous vivons dans une galerie d’art comparable au Louvre de Paris. Je sais pourtant qu’au début de novembre, un peu partout sur nos devantures de maison, des citrouilles massacrées agoniseront en silence, des araignées géantes se tisseront des échelles pour descendre des gouttières et des serpents mordorés claqueront des dents en s’enfuyant d’en dessous de nos galeries.
Puis la froidure s’installera, le blanc de l’hiver couvrira la terre et, incessamment, le moment s’imposera de penser aux festins du temps des Fêtes. Je m’y vois déjà : je m’installe à l’immense table de la cuisine avec mon grand tablier blanc attaché sur une veste immaculée, les manches retournées, les cheveux cachés, des souliers confortables, de la musique baroque et un thermos de café brûlant.
Quand le moment de cuisiner mes feuilletés aux épinards sera enfin arrivé, je déposerai sur la table un immense bol dans lequel je mélangerai tous les ingrédients pour faire la pâte phyllo. Je cuisine cette recette depuis plus de 50 ans et, sans rien mesurer, je sais que la pâte malaxée donnera cinq grandes tôles rondes de 15 pouces de diamètre et d’un pouce et demi de hauteur. Au pif, quelque 20 morceaux de délicieux feuilletés par tôle.
Voilà comment ça se passe chaque fois. Dans le gros bol, je mets de la farine blanche, du shortening végétal de la marque Crisco, des œufs battus, une fine pluie de sel et du « Seven Up » pour lier le tout en malaxant la pâte à la main. Plus mes précieuses mains s’affairent dans le bol et plus le mélange devient doux et docile. Je la divise en 25 petites boules de la taille d’une orange et, avec le rouleau à pâte, j’étends chacune d’elles en une feuille à la grandeur d’une assiette d’environ 9 pouces. Avec un pinceau, je beurre chaque feuille à profusion et reforme chaque boule pour qu’elles reposent. Pendant ce temps, je sors mon gros chaudron pour pocher rapidement 25 sacs d’épinards du commerce, puis je les essore méticuleusement. Dans une grande poêle, je les fais rissoler avec un peu de beurre, des échalotes et beaucoup d’aneth. Lorsque le mélange a refroidi, j’ajoute une bonne quantité de feta râpé grossièrement.
J’en suis à mon troisième café lorsqu’arrive le plus laborieux du travail. Il s’agit de reprendre chacune des 25 petites boules bourrées de beurre et de les aplatir une deuxième fois avec le rouleau à pâte jusqu’à ce qu’elles atteignent la dimension des grandes tôles.
Dans chaque tôle bien beurrée, je dépose une première feuille ronde que je badigeonne de beurre. Puis une deuxième badigeonnée et sur la troisième feuille, j’étale uniformément un cinquième du mélange d’épinards-feta sur toute la surface. Je recouvre ensuite le tout avec la quatrième feuille généreusement badigeonnée et finalement la dernière feuille, celle du dessus, qui devra être outrageusement beurrée. Comme c’est une pâte phyllo maison, mieux vaut utiliser du vrai beurre.
Avant d'enfourner les tôles, je coupe les morceaux en carrés d’environ deux pouces et les recoupe lorsqu’ils sortent du four pour éviter de les briser. Comme mes tôles sont rondes, plusieurs morceaux sont inégaux.
Je me souviens tellement du temps où mes ados tournaillaient dans la cuisine, attirés par l’odeur enivrante des feuilletés tout juste sortis du four. Sous prétexte de prendre les morceaux biscornus, ils vidaient un tiers de la grande tôle avant qu’elle ait le temps de refroidir.
On peut congeler les tôles de feuilletés non cuits, ou cuits puis refroidis, sans problème. Je m’empresse de les mettre au congélateur si je veux qu’il en reste pour le temps des Fêtes! Bénies soient mes mains vaillantes, car presque tout le monde adore les feuilletés aux épinards!
Cora
❤
Moi qui raffole des magazines, dernièrement, j’en ai découvert un nouveau. Oui, oui! Le « Bel âge » s’avère hyper intéressant! Il ne s’agit pas d’une nouvelle publication, mais je ne l’avais jamais réellement lue. Et savez-vous quoi? Comme j’en ai parlé à ma très bonne copine, professeure de littérature à la retraite avec qui je partage mes matins au café du village, elle m’a gentiment offert une grosse boîte d’anciens et de plus récents exemplaires du Bel âge. Quel immense bonheur! Trente-huit éditions que je feuillette avec grand intérêt lorsque l’ennui me tiraille.
En interrogeant Google, j’apprends que le magazine Bel âge a été fondé par Francine Tremblay en 1987; l’année, chers lecteurs, où j’ai moi-même démarré en affaires avec l’ouverture de mon premier petit restaurant Cora. Coïncidence? À cette époque, j’étais tellement occupée à créer un extraordinaire concept de déjeuner que je ne m’arrêtais pas même une minute pour lire sur quoi que ce soit d’autre que des recettes et des bouquins à propos du développement des affaires. Pendant près de deux décennies, ma tête et mon cœur s’affairaient à planter plus d’une centaine de maillons d’une grande chaîne de restaurants Cora à travers notre immense pays.
Bref, revenons au fameux magazine Bel âge, surtout à la page où une personnalité connue énumère dix choses qu’elle aime beaucoup. Je badine, je rigole et, comme on ne m’a pas encore choisie pour répondre aux dix questions, j’ai décidé par moi-même d’énumérer dix choses que j’aime beaucoup!
1) Un moment inoubliable
L’accouchement du premier enfant de ma fille. Ce matin-là, pleurant comme une madeleine de peur et de joie, je tenais sa main, je voulais prendre sa place. Lorsque la minuscule tête touffue émergea du corps de ma fille, mon cœur tambourina de fierté. Je tenais un tout petit garçon dans mes bras. Aujourd’hui, ce merveilleux jeune homme de 26 ans soupe occasionnellement avec sa grand-maman.
2) Une adresse gourmande
À Saint-Sauveur, dans les Laurentides, il existe une perle de restaurant asiatique sur la rue Principale nommée La Tonkinoise. Tous mes amis en raffolent et j’y mangerais chaque midi ou chaque soir. Les rouleaux printaniers sont divins, les grosses soupes sont aphrodisiaques, l’assiette de général Tao est succulente et le Pad thaï aux crevettes est mon plat de prédilection. Le restaurant n’est pas très grand, mais, en été, une immense terrasse contente tout le monde.
3) Ma prochaine destination voyage
Croyez-le ou non, je rêve de visiter l’île de Crète, la plus grande île de Grèce, enorgueillie de ses paysages impressionnants, ses baies pittoresques, ses nombreuses plages et une mer turquoise. Toute seule ou avec un chéri, peut-être pourrais-je m’y réconcilier avec l’époque où je vivais dans un petit village grec, avec mes trois jeunes enfants, une belle-mère, une belle-sœur et un affreux mari.
4) Ce dont je ne peux me passer
Je ne peux me priver de mes trois ou quatre cafés chaque matin et d’un ou deux autres vers seize heures en revenant à la maison. Mon bon ami Claude me chicane à l’occasion. Pour atténuer les dommages, si dommages il y a, j’ai commencé à me permettre, ici et là, de boire un petit verre de jus d’orange en soirée. Oui, oui! Pendant toute la période où j’ai bossé dans les restos, j’interdisais formellement à tous, y compris à mes enfants et à notre personnel, de boire cet élixir puisqu’il s’avérait cher. Nous pouvions boire du café et des boissons gazeuses, mais pas du jus d’orange!
5) Quelques importantes sources de bonheur
Mes trois enfants, leurs six rejetons et mes deux arrière-petits-fils.
Le succès de notre entreprise et notre fidèle personnel.
Mes incomparables amis!
Mon besoin d’écrire chaque matin.
Ma Mini Cooper qui se laisse conduire partout où je veux aller.
Tous les murs de ma grande maison remplis de livres.
Les fleurs sauvages sur mon terrain avec lesquelles j’assemble de magnifiques bouquets en été.
6) Une photo préférée dans mon cellulaire
Il y en a tellement! En voici une récente : celle de mon arrière-petit-fils (trois ans), équipé pour sauter dans la piscine de son arrière-grand-maman! Tous les dimanches de l’été, papa, maman et les deux petits frères plongent dans l’eau, rient et nagent comme de véritables poissons tandis que je me cache sous le parasol. Clic, clic, des dizaines de photos à revoir en hiver.
7) Une lecture inspirante
Le livre « Comme par magie » d’Elizabeth Gilbert que je me suis empressée de lire dès sa publication en janvier 2016. Il m’arrive souvent de relire certains chapitres juste pour encore apprendre à écrire. Depuis près de dix ans, des dizaines de milliers de lecteurs à travers le monde ont été inspirés et influencés par cette auteure. Cet ouvrage sert à démasquer nos dons et nous encourage à aller à la recherche de notre propre créativité en laissant de côté nos souffrances superflues. Apprendre à écrire est une bénédiction d’en haut.
8) Un mets préféré
Depuis quelques années, tout doucement, j’ai délaissé la viande sans aucune raison précise. Née en Gaspésie, j’ai été habituée à manger du poisson cinq à six jours par semaine. Adolescente, lorsqu’un vieux cousin ou grand-père Frédéric m’amenait pêcher dans sa barque, je ne tenais plus en place en lançant ma ligne. Si j’attrapais quelque chose, une belle grosse morue, un crapet-soleil ou une barbotte brune, je jubilais. Aujourd’hui, vieillotte, je raffole encore du poisson : saumon, morue, crevettes, pétoncles, pattes de crabe et homard en saison. J’adore aussi le saumon fumé avec un trait d’huile d’olive et des câpres.
9) Quelques magasins chouchous
Magasiner chez Winners, parce que ça me fait marcher! Même si mes garde-robes sont pleines, j’aime bien m’y rendre puisque c’est bon pour mes jambes et doux sur mon portefeuille. J’adore aussi me rendre à la bouquinerie de livres usagés de Saint-Sauveur, un de mes endroits préférés. Je m’extasie devant l’étagère de livres de poésie qui me donne l’impression de me trouver devant un étalage de bonbons. J’y déniche des trésors de roman, des ouvrages pratiques et des chefs-d’œuvre, comme « Les mots de ma vie » de Bernard Pivot, l’homme de mes rêves. J’adore encore et toujours fouiner au marché de Val-David en été. Chaque fois que je m’y rends, je découvre un nouveau produit gourmand : un caramel au chocolat, un pain truffé de noisettes et, pour dîner, une délicieuse crêpe de sarrasin.
10) Un très précieux souvenir
Il y a quelques années, une lecture m’a amenée à visionner le film japonais AFTER LIFE, sorti en 1998 et réalisé par Hirokazu Kore-eda. Ce film pose de véritables questions existentielles. « Si vous pouviez garder un seul souvenir à apporter dans l’au-delà, lequel serait-ce? » Que feriez-vous s’il y avait une vie après la mort et que tous vos souvenirs étaient effacés sauf un? Quel souvenir choisiriez-vous de conserver avec vous dans l’éternité? Qu’est-ce qui compte le plus pour moi? Quel unique souvenir garderai-je dans ma mémoire pour l’éternité? Dans le film, des personnes qui viennent de mourir se retrouvent dans un endroit, entre ciel et terre, dans les limbes je suppose, où on leur accorde une semaine pour déterminer quel seul et unique souvenir de leur vie passée elles désirent apporter dans l’éternité. Le film met en scène et enregistre le souvenir que chaque personne a choisi et qu’elle pourra visionner en tout temps par la suite.
Je n’arrive pas à choisir! Et vous?
Cora
❤️
J’ai si peu, si peu de regrets. À vrai dire, je n’en ai qu’un seul, mais il s’avère plus gros que la plus grosse montagne du monde. Vous qui me connaissez si bien maintenant, vous devez vous en douter. Ce seul regret, que j’ai passé ma vie à essayer d’oublier, c’est d’avoir accepté d’épouser cet homme qui m’avait vite séduite et engrossée; devenant le père de mes trois enfants. Notre union et mon calvaire auront duré treize longues années jusqu’à ce que je trouve le courage de m’enfuir du logis avec mes trois petits. Ce matin, pour la dernière, dernière fois, je ressasse cette époque et je vide mon sac. J’assèche mes larmes. Je veux clore ce douloureux chapitre.
Pour commencer, ses deux frères ont migré dans notre magnifique pays les premiers, travaillant d’abord comme laveurs de vaisselle dans un restaurant, puis apprentis cuisiniers, et éventuellement comme cuisiniers. Deux ou trois années plus tard, chacun d’eux devenait patron de son propre restaurant.
Le héros de notre histoire, cet homme venu d’ailleurs et qui se croyait être un de ces dieux mythiques de l’ancienne Grèce que le peuple vénérait jadis, fut le troisième et dernier de la fratrie à mettre le pied en sol québécois. Venant tout juste de terminer son service militaire grec, le bel Adonis refusa catégoriquement de laver de la vaisselle ou, pire, de cuisiner. Ce jeune fringant insista auprès de ses frères pour devenir patron. C’est donc ainsi, avec son grade de colonel et sa belle gueule d’acteur de cinéma, qu’il s’empara du troisième restaurant que ses deux aînés convoitaient. Les deux restaurateurs ont avancé l’argent nécessaire au plus jeune qui insista pour changer le nom de l’établissement en le nommant « Toison d’or ». Allait-il se remplir les poches d’or, lui qui en rêvait infiniment?
Moi, la jeune fille qui avait fait de grandes études classiques et qui se retrouvait déjà avec un poupon accroché à son sein, je savais que cet Adonis ne s’enrichirait guère. Il exigeait que je lui prépare cinq ou six cafés d’affilée qui refroidissaient avant qu’il puisse se lever. Lui qui dormait jusqu’à midi, arrivait à son resto après l’heure de pointe du lunch. Il s’y rendait surtout pour ouvrir la caisse enregistreuse et s’emparer des gros billets. J’avais vitement appris à le connaître. Quelquefois, il rentrait les poches pleines, alors qu’en d’autres occasions, ses dettes de cartes m’empêchaient d’acheter une pinte de lait.
Cela avait aussi pour effet de nous faire déménager quasi aussi souvent qu’il changeait de chemise; ses amis l’aidaient, mes petits pleuraient à l’idée de quitter un jeune voisin. Il m’arrivait de devoir assécher le plancher de la cuisine lorsqu’un orage tambourinait sur le toit troué du logis. Toutes ces années noires vécues dans des logements miteux où nous cohabitions avec des bestioles, je les ai passées avec cet incommensurable besoin d’amour que mon cœur affamé ressentait.
« Dimanche, pourrions-nous aller chez grand-père? », demandait le plus vieux. L’ogre trouvait toujours un prétexte pour aller ailleurs. Il prétendait que nous le visiterions d’ici une semaine ou deux, mais l’automobile n’a jamais pris la route vers la maison de mes parents. Pour distraire les enfants, il promettait des sorties, mais il ne nous a même jamais amenés piqueniquer sur le Mont-Royal.
Le poulet cuisait et mes larmes salées bien souvent l’aromatisaient. Assise sur le petit balcon avec mon thé refroidi, j’essayais d’interroger le maître d’en haut pour comprendre mon sort. Était-ce la conséquence à endurer pour avoir commis le péché avant le mariage? J’avais vécu la procréation de mon premier enfant sans même savoir que ce que l’homme me faisait ce soir-là était en fait le fameux péché de la chair.
Durant toutes ces années de mariage, mon âme souffrait, mon cœur s’imaginait enchaîné à perpétuité. Je n’ai jamais su ce que signifiait le mot « amour », sauf lorsque je tenais mes bébés dans mes bras.
J’aurais voulu décrire mon chagrin avec de vrais mots, une plume et de l’encre, mais tout cela m’était strictement défendu. Cet ogre venu d’ailleurs m’interdisait de lire et d’écrire. « Les femelles, disait-il, ne sont que les servantes du maître de la maison ». Émaciée, piétinée, souvent évidée de tout sentiment, je voguais à la dérive telle une épave entre deux ouragans de larmes.
Pendant mes années avec lui, je n’ai jamais ri de bon cœur, visité mes parents, conduit l’automobile, été au cinéma, ou même rougi mes lèvres ou bleui mes paupières. Affamée de tendresse, je suppliais cette aride vie de me prendre dans ses bras. Au lieu de me dire des mots doux, l’ogre me gavait de ses fredaines, comptant devant moi le nombre de femmes qu’il avait honorées. Moi la servante, moi la chose, moi la fente. Sans le vouloir, je devais lui ouvrir lorsqu’il cognait. Mon corps saignait, mon cœur pleurait.
Lorsqu’il sortait le soir, attifé de ses plus belles fringues, mon pauvre cœur tantôt mollissait, tantôt durcissait. Je le trouvais tellement beau. Tant de fois, mon cœur passait de la joie à la peine, mon corps oscillant entre vivre et survivre. Il suffisait d’un seul mot de travers ou d’une seule phrase écrite quelque part pour que la peur que l’ogre me frappe s’installe.
…
J’ai écrit les lignes plus haut il y a un bon moment déjà. Je souhaitais me départir de ces vieilles blessures et enfin les laisser aller aux quatre vents avant que mon âme ne s’envole.
Entretemps, le père de mes enfants est décédé. Il a probablement rejoint les anciens dieux de l’Olympe. Je me questionne à savoir si ce que je vous ai révélé à propos de lui et de notre mariage lui fermera les portes du paradis. J’espère que non. Même s’il a été la cause de plusieurs de mes malheurs, c’est grâce à lui si je vis aujourd’hui entourée de mes enfants, de mes petits-enfants et de mes arrière-petits-enfants.
J’espère que son âme trouvera la paix que notre mariage n’a jamais connue.
Qu’il repose en paix.
Cora
♥️
Comme au cinéma, j’ouvre grand les rideaux. Je n’essaie plus d’oublier les principaux acteurs de ma jeunesse.
Ma mère qui n’aimait pas mon père. Ce père qui aimait ma mère comme un fou. Le grand-père qui toujours nous protégeait. Frérot, le vagabond sans façon. Nini, ma cadette. La plus jeune, pleurant dans son berceau, et moi, la grandette, qui écrit cette histoire. Le personnage omniprésent, celui à qui nous offrions toutes nos prières et que nous craignions sans jamais l’avoir croisé, était campé par Dieu, cet inconnu qui veillait sur nous.
À cette époque, les adultes occultaient leurs misères. Peut-être priaient-ils en cachette, au bout du quai ou dans la grange en caressant le museau d’un nouveau petit veau. Nous, les marmots, n’apprenions rien de la joie ni du bonheur à la maison. Nos jeunes cœurs étaient aussi purs que les fraises sauvages dans les champs, nos doigts rosis et nos salopettes salies en témoignaient. Puis, il y avait Maman dont la bouche s’emplissait de cris à cœur de jour.
Se croyant maître du monde, frérot se soulageait sur les plants de tomates. Il cachait son cahier d’arithmétiques et prétendait l’avoir perdu. Juste pour s’amuser, il enterrait quelquefois les petits caplans (poissons) en train de sécher. Seul garçon de notre fratrie, « le fiston à son papa », il grandissait en taille et en maladresses. Inscrit au collège après sa douloureuse septième année, Fiston s’évada et devint vendeur ambulant de toutes sortes de bidules.
L’enfant chéri roula sa bosse un peu partout en Gaspésie, quelques années. Lorsqu’enfin il revint à la maison, papa s’empressa de lui trouver une bonne fille à marier. Une institutrice qui lui apprendrait quelques bonnes manières et tâcherait de l’encourager à trouver une meilleure façon de gagner sa vie. Revenu de voyage de noces à Montebello, Fiston manœuvra pour vendre porte à porte la fameuse encyclopédie Grolier en 15 volumes. Papa aida donc frérot à se procurer un vieux bazou pour pouvoir livrer la marchandise. Le fils prodige cogna peut-être à une douzaine de portes, mais ne vendit aucun livre.
Par un beau matin d’automne, fatigué, déprimé, désespéré, ses deux mains collées au volant, frérot appuya fort sur la l’accélérateur et fonça dans une cour à bois. Sa femme, la pauvre, nous confia plus tard qu’il se cherchait un cercueil pour disparaître.
Papa brailla toutes les larmes de son corps. Son seul garçon, enfoui sous terre. Nous, ses sœurs, étions abasourdies; nos larmes coulaient une à une sur nos joues. Maman, frappée de stupeur, laissa grand-père, lui aussi endeuillé, tenter de nous consoler comme il le pouvait. Un curé tout de noir vêtu récitait une prière. Une voisine tenait dans ses mains un gâteau aux framboises. Tout le village semblait partager notre peine.
Nini, la deuxième fillette, a grandi en apprenant vite à patauger dans la flamboyance du monde. Elle mettait des heures à se maquiller, se coiffer, se pomponner dans la salle de bain, et critiquait sans arrêt les vêtements que maman lui cousait. Et pourtant, jeune femme, lorsqu’elle avait les deux pieds sur terre, elle était une fabuleuse créatrice de bijoux inusités. Elle l’est encore aujourd’hui et, quand je pense à elle, je ne fais qu’admirer son talent.
Tellement souvent, je regardais maman tricoter tout en activant avec son pied le berceau de Nini, son troisième enfant. « La dernière », soupirait la femme, épuisée. Pourtant, un quatrième bébé suivit. Une « dernière dernière ». Celle qui fit damner maman, celle qui s’évada de la maison, celle qui, beaucoup trop jeune, donna naissance à un enfant. Maman pleurait, papa maudissait l’affreux drogué que sa fille aimait. Tant d’années, elle resta éloignée de nous tous. Puis un miracle se produisit. Cette « dernière dernière » s’assagit et la vie s’attela à la protéger.
Mon papa d’amour n’a-t-il jamais été heureux? Lui qui aimait tellement maman, au point que sa souffrance le tuait à petit feu. Vieillissant en silence, il devint presque muet. Maman, aigrie, mais résolue dans son rôle d’épouse, le nourrissait, le lavait et le peignait sans dire un mot jusqu’à ce qu’un jour, je doive le conduire à l’hôpital où il ferma ses yeux et son cœur pour toujours à 23 h le même soir.
Moins de deux ans plus tard, maman décida d’amener mes enfants en Gaspésie pendant les vacances d’été. Approchant le village de Caplan, maman se mit à roucouler. Elle chantait, ses doigts pianotaient sur le volant. Et voilà que, soudainement, après avoir frappé de plein fouet un camion conduisant des moutons à l’abattoir, sa petite bagnole avait fait plusieurs tonneaux dans une pente avant de s’immobiliser contre un arbre. Sa mort ressemblait à celle de son fils. Comme si une coïncidence n’attendait pas l’autre, l’accident s’était produit exactement à la hauteur de la pancarte verte annonçant Caplan, le village natal de maman. Comme si elle était volontairement revenue mourir à l’endroit où elle était née.
Quand le policier m’annonça la nouvelle au téléphone, je me suis écroulée. J’ai tout de suite pensé que mes enfants étaient morts eux aussi. Je ne sais pas par quel miracle, mais les trois s’en sont sortis sains et saufs. Seul le traumatisme de l’accident mettrait du temps à guérir. Ce Dieu invisible qui veillait sur mes petits a gardé mes enfants en vie.
Cora
♥️
Écrire sur une page blanche c’est comme y voir apparaître des pattes de mouches dansant sur la neige. J’écris ce matin avec l’aide du vent qui tourne mes pages. Lorsque je trempe ma plume dans mon cœur, tout s’inscrit comme par magie.
Depuis tant d’heures, tant de jours, tant d’années, l’aiguille du temps collée à mon poignet, je lis, j’écris, je lâche prise et je me crois bénie. Les souffrances du passé sont passées. Mon vide d’amour se comble de jour en jour.
J’ai souvent entendu dire que le meilleur moyen de prédire son avenir, c’est de le créer. Intelligente, astucieuse et quelques fois provocante, ai-je été à la hauteur de ce cirque planétaire? Occasionnellement, la récente fragilité du monde m’inquiète. Cette terre n’est après tout qu’un caillou revêtu de chair humaine!
Est-ce qu’un nuage dans le ciel parle avec d’autres nuages? Tous ces fragments d’instants qui nous semblent être la vie. Ces terriens dans la rue qui à peine se saluent. Où s’en va l’humanité?
Poésie, je t’aime! Tu enlaces toutes mes tournures de phrases. Tu m’attends lorsqu’une rime houspille mon propos; ta patience est sans limite lorsque ma folle mémoire se met à caracoler. Parfois les mots me font défaut pour décrire ma peine ou pour allonger ma vie. Toujours, toujours, ma volonté de vivre s’avère beaucoup plus forte que mon désir de quitter ce monde. Jusqu’au bout, jusqu’à ce que je puisse encore imaginer la longue échelle qui mène là-haut, j’implorerai les anges de me garder dans le club des vivants.
Sur ma page blanche poussent de petites fleurs; de jolis mots à peine sortis de terre et qui déjà ressemblent à des étoiles brillantes. N’ai-je jamais connu un seul moment d’extase?
Derrière ma maison, trois jeunes érables noirs me dévisagent. Leurs feuilles, un tantinet craquelées et d’aspect fané, m’émeuvent et je regarde mes mains, mes bras, mon cou, mon front, tout ce corps qui se fane et dépérit. Je n’ai d’espoir que mon écriture quotidienne pour garder mes sens éveillés.
Tard l’autre soir, je n’arrivais pas à dormir. J’ai eu beau noircir trois pages, allumer une chandelle et sentir le parfum de la cire, ma lettre faiblarde tardait à prendre forme. Il arrive que l’inspiration s’endorme avant moi.
Je revois souvent mon père dans mes rêves. J’entends la musique de Mario Lanza, je vois ses larmes qui tombent sur ses grosses joues mouillées.
L’intrépide ruisseau qui coule encore en moi m’empêche de partir. Le cri d’un colibri, une jolie branche de lilas, mes deux arrière-petits-fils, mes précieux petits-enfants, mes enfants chéris, cette entreprise qui m’a appris à vivre honorablement.
Moi qui ai toujours tendance à perdre mon chemin, devrais-je avoir en main une carte du ciel pour m’y rendre?
J’ai soif, j’ai faim, j’ai peur. Je me demande à quoi ressemble la salle d’attente de la mort. Ma vie dans l’urne pèsera le poids d’une petite pommette. Espérons toutefois que les pépins naviguant sous terre puissent s’enorgueillir d’un immense verger.
L’autre soir, j’ai lu quelque part une très belle phrase de Saint-Augustin et je m’empresse de la partager avec vous : « Si vous voulez devenir ce que vous n’êtes pas encore, restez toujours insatisfait de ce que vous êtes. Car, là où vous serez satisfait, là vous resterez claquemuré dans un maigre monde. Continuez donc à progresser, continuez à marcher, continuez à avancer. »
Cora
♥️
L’éclat du soleil, la douceur du temps, le chant des oiseaux et le parfum des framboises; la nature m’émerveille. Je recule dans le temps et me voici près du petit ruisseau sur la terre de grand-père Frédéric. J’y vois ses doigts craquelés qui m’apprennent à accrocher le ver de terre sur l’hameçon; la chair rose de la petite truite dans la poêle; les capelans du printemps roulant par milliers sur les plages; la grosse morue, attrapée par le ventre et tellement délicieuse. Je m’en souviens comme si c’était hier : bouillie avec des lardons, cuite dans la poêle pour la manger bien croustillante, servie en croquettes de patates ou salée-séchée à déchiqueter avec les doigts. Nous vivions de poisson. Encore aujourd’hui, quatre ou cinq de mes soupers hebdomadaires proviennent de la mer.
En hiver, je suivais grand-père. J’avançais dans la neige, mes petites bottes essayant de s’enfoncer dans les empreintes des siennes. Mes yeux ratissant le passage emprunté pour découvrir avant lui un lièvre blanc. Je riais et je pleurais devant le petit animal pris au piège. Et grand-père de le glisser rapidement dans sa besace. Je savais qu’il allait le cuisiner avec la fameuse recette de feu grand-mère. À la table, je lui disais que c’était bon avec quelques larmes tombant dans la sauce.
Quel bonheur ce fut d’avoir enfin six ans! J’aimais l’école. J’apprenais à écrire des mots et mon cœur s’enflammait. Je composais de courts poèmes et j’apprenais vite à m’exprimer par écrit. Une habitude qui persiste encore. Oui, oui! Mot à mot, j’escalade l’échelle du temps, toujours à la recherche d’étincelles de bonheur.
Un après-midi à chasser les trèfles à quatre feuilles, un autre à bichonner mes fiers lupins et voilà que j’embellis à la fois mes plates-bandes et l’intérieur de mon cœur. L’arôme des petits fruits me chavire. Dans le sous-bois attenant à mon terrain, je cueille des fraises sauvages. Comme maman me l’a montré, j’équeute chacune d’elles avant de les mettre dans un sceau.
J’ai toujours en tête ma Gaspésie natale tel un film inoubliable; un répertoire chronologique du meilleur à me rappeler. Tout est là, à tout moment, dans ma mémoire, comme le roulis des vagues sur le fleuve.
Je me souviens combien braves nous étions à Sainte-Flavie, grimpant sur les immenses blocs de glace s’entrechoquant dans le fleuve. Maman nous l’interdisait et, pourtant, frérot insistait. Il voulait planter son drapeau, mais la glace trop coriace l’en empêchait.
Réfléchissons un peu. Cherchons ensemble des raccourcis vers ces micromoments de bonheur; attrapons ces étincelles qui volettent au-dessus de nos caboches. La joie, j’en suis certaine, est une nourriture céleste qui allonge nos vies.
J’ai toujours vingt ans lorsque je converse avec un arbre centenaire, lorsque, tout doucement, je déguste chaque ligne d’un beau poème, lorsqu’un vieil ami me raconte sa dernière conquête ou lorsque ma petite-fille m’invite au resto asiatique pour souper.
Apprivoisons la magie de la vie; tous ces moments qui nous semblent irréels et qui sont pourtant aussi vrais que ces bonnes nouvelles qui vous arrivent de nulle part.
J’ai l’impression bien souvent que plus je vieillis, plus j’apprécie et m’émerveille facilement. Toute microsensation de bien-être me réjouit : respirer l’air frais du matin, dormir en plein jour sur le divan, me savonner la tête à l’eau de pluie, me gratter le dos avec cinq petits doigts métalliques, boire mon café très chaud, réussir à manger plus de fruits que de pain, me photographier pour les photos qui accompagnent mes lettres du dimanche; écrire même en dormant.
Oui, oui! Il arrive qu’une idée géniale me réveille en pleine noirceur. Vite fait, j’empoigne mon carnet de notes. J’aime me mettre à la disposition de l’écriture; être son chercheur, son orpailleur, son conteur et celle qui tape à la machine l’histoire des mots.
J’ai longtemps pensé que je m’occuperais de moi plus tard. Savez-vous quoi? ÇA FAIT LONGTEMPS QUE MON PLUS TARD EST ARRIVÉ!
À bien y penser, décider de prendre soin de soi plus tard est vraiment présomptueux. Comment savoir ce que l’on pourra contrôler dans un jour, dans une semaine ou dans une année? Ce pouvoir que l’on s’accorde est une illusion. Par contre, le pouvoir de vivre l’instant présent est bien réel, ainsi que celui de se faire plaisir.
Ne remettons plus à demain ces micromoments de bonheur, ces étincelles de joie qui nous entourent et que nous pouvons saisir.
Pensez-y un brin, la vie est si courte et l’émerveillement si rarissime.
Cora
❤️
Le temps s’envole et nous sommes encore là à compter sur nos doigts les matins qu’il nous reste. J’ai des mouches à patates dans mon salon. Elles longent les rebords des fenêtres et je me demande si elles ont passé l’hiver dans ma maison. Chaque fois que mon doigt essaie de toucher une jolie carapace, la coccinelle se soulève et volette à petits coups d’ailes, en se posant souvent et en changeant fréquemment de direction. Aurai-je assez de doigts pour les compter? Assez d’amour pour ne pas les aspirer avec le boyau de la balayeuse?
7 h 58 au café du village
Il y a cette jeune fille derrière le comptoir qui m’a dit l’autre matin qu’elle était à ramasser à la petite cuillère. Mes doigts ont dû pitonner sur l’iPad pour comprendre ce que cette ado à peine sortie de l’enfance voulait dire.
Une lectrice de Sept-Îles me dit que je suis sur sa « bucket list » pour une rencontre avec elle. Je rêve de voir ces îles que je peux compter sur mes dix doigts. Google me parle de la poissonnerie Fortier & Frères, des croisières G.W.D. avec brunch en mer; de la Société Historique du Golfe, du Festi-GrÎles de la Côte-Nord et des Jardins de Gallix. Wow! J’ai entrevu Sept-Îles en pitonnant et mes doigts comptent les heures pour s’y rendre.
Dimanche dernier, une cliente curieuse du café me demandait ce que j’ai de plus précieux et j’ai vite répondu : mes doigts, chère dame! Mes dix doigts qui tapent le clavier et qui racontent au monde pratiquement tout ce que je pense.
Mes deux pouces sont les plus costauds et les plus aidants. Ils savent comment agripper, dévisser, tourner, serrer tout ce que je désire.
Mes deux index ressemblent à des flèches. Ils sont très utiles pour indiquer la direction. Je me souviens, toute petite, maman tapait mon index gauche que j’utilisais souvent pour gratter mon nez.
Ce gros doigt au centre de chacune de mes mains s’appelle le majeur. Comme tant d’hommes, il se pense le plus important parce qu’il est plus long que les autres. Moi, je l’utilise surtout pour bichonner la terre des semis printaniers et aussi pour étendre la gouache lavable que j’utilise lorsque j’essaie de rivaliser avec Picasso.
Le doigt côtoyant le petit doigt s’appelle l’annulaire. Pendant longtemps, on s’est demandé pourquoi il portait cet étrange nom, jusqu’à ce qu’on lui enfile un anneau doré appelé alliance. Mon ancien époux a porté son alliance pendant environ 45 minutes. Le temps que la cérémonie de mariage finisse. En sortant de l’église, il me l’a remise en disant que moi seule étais mariée. Je l’ai gardée. Je l’ai toujours, attachée à la mienne, à cause du prix de l’or, je suppose, dans un vieux coffret. À bien y penser, à la première occasion, je les vends et m’achète une nouvelle paire de lunettes.
Le petit doigt a le nom le plus long : il s’appelle l’auriculaire. C’est un nom du dimanche qui contient onze lettres. Comme il est difficile de s’en souvenir, nous l’appelons affectueusement « le petit doigt ». Lui seul est capable d’entrer dans une oreille pour calmer une démangeaison. Cela m’arrive assez souvent, surtout lorsque la télévision m’empoigne le chignon.
Imaginez un instant qu’un monstre anthropophage nous coupe les dix doigts. Que ferions-nous? Nos mains deviendraient des mitaines sans doigts? Des petites pelles tout juste bonnes à pousser une charge ou à recueillir quelques grains de pluie. Un handicap majeur pour tous ceux et celles qui écrivent au lieu de parler.
Bénissons nos doigts, car ils sont aussi précieux que la prunelle de nos yeux.
Cora
❤ 👐 ❤
Chers lecteurs et chères lectrices, la lettre qui suit n’a pas été rédigée par votre auteure préférée! Exceptionnellement, nous avons laissé la plume à Gigi, la fille de Madame Cora. Gigi a écrit cet hommage à sa mère le jour de sa fête et nous vous en faisons cadeau.
LE 27 MAI 2025
Il y a 78 ans aujourd’hui, ma mère est née de parents unis par un mariage de raison et de devoir, sans amour ni passion. Sa mère était amoureuse d’un protestant. Cette union s’avérait inacceptable aux yeux de sa famille et de sa religion. Elle s’est résignée au premier venu catholique qui voulait bien d’elle; lui qui ne savait rien du désespoir de sa nouvelle épouse. Son cœur à lui, rempli de joie, se retrouverait bien vite en miettes, ses rêves de fonder une famille aimante, effondrés.
Ma mère a grandi dans un foyer qui ne connaissait pas le bonheur, avec une mère qui souffrait de bipolarité et un père perdu dans sa peine et tentant de la noyer dans l’alcool. Elle s’est mariée à reculons à un immigrant nouvellement arrivé au Canada, traînant avec lui son propre bagage de troubles de santé mentale, convaincu de la suprématie masculine. Elle s’était retrouvée enceinte et, selon elle, elle devait payer pour le péché qu’elle avait commis hors des liens sacrés du mariage.
Elle a enduré 13 années de violence physique et émotionnelle. Mon père la battait, la dénigrait, la trompait et perdait tout son argent dans des gageures aux cartes. Elle l’a quitté le jour où il m’a frappée avec rien de plus que la « station wagon » familiale et son sac à main.
Elle a travaillé sans relâche pour subvenir à nos besoins sans jamais recevoir un sou de mon père. Il a quitté le pays « pour éviter de la tuer », disait-il pour se justifier. Mes grands-parents l’ont aidée en prenant soin de nous jusqu’à ce qu’ils meurent subitement tous les deux; mon grand-père de leucémie le jour même de son diagnostic et ma grand-mère dans un violent accident de la route. Seule pour nous élever, elle a travaillé des semaines de cent heures pendant des années, jusqu’à ce qu’elle tombe d’épuisement professionnel qui l’a forcée à passer une année complète sur le sofa à tenter d’apprendre à prendre soin d’elle.
Le 27 mai 1987, elle a ouvert le premier de ce qui allait devenir une chaîne de restaurants à déjeuners bien-aimée des Canadiens. Elle a travaillé avec acharnement, s’endormant avec des livres de recettes sur le nez pendant trois ans jusqu’à ce que nous la forcions à prendre des vacances de peur qu’elle ne souffre d’un autre « burn out ». Lorsqu’elle est rentrée de Paris, où elle a dormi sept des dix jours de son voyage, nous étions très heureux de lui montrer que nous n’avions empoisonné aucun de ses clients chéris! « Trouve-toi autre chose à faire! », que nous lui avions lancé. « On peut la faire rouler la place! »
C’est ce qu’elle a fait! Après avoir exploré différentes pistes à savoir ce qu’elle pourrait bien faire d’autre, elle a saisi l’occasion d’ouvrir un second restaurant qui lui permettrait de ravir encore plus de clients avec notre offre de déjeuners désormais spectaculaire. Après avoir signé le bail pour le nouveau restaurant, assis autour d’une table dans notre petit resto de 29 places, le premier de la chaîne, nous trinquions avec nos tasses de café pour célébrer. Tout le monde parlait et gesticulait en même temps, excité par le brillant avenir qui miroitait devant nous quand ma mère leva sa tasse et déclara, devant ses enfants et l’univers : « Je vais changer le karma de ma famille; peut-être pas celui de mes enfants, mais, un jour, mes petits-enfants ne manqueront de rien. » Ce fut le début de tout, de la trace qu’elle laissera sur cette terre.
Enfant, j’étais souvent frustrée que ma mère refuse de promettre quoi que ce soit, car elle ne pouvait pas être certaine de tenir sa promesse. Je ne le réalisais pas à cette époque, mais sa parole valait beaucoup à ses yeux. Même une promesse faite à la va-vite pour calmer et faire reculer ses enfants, qui ne connaissaient pas mieux, serait pour elle une trahison. Elle ne nous mentirait jamais, pas plus qu’elle ne se mentirait à elle-même. Nous allions éventuellement réaliser que sa parole était son superpouvoir, son instrument de création.
Aujourd’hui, ma mère célèbre ses 78 ans. Elle a tenu parole, et ce, depuis longtemps. Mes enfants ne manquent de rien. Je n’ai jamais connu la douleur et la difficulté de me demander comment j’arriverais à les nourrir chaque jour. Je n’ai jamais eu à m’inquiéter pour trouver un toit où loger mes enfants, pour subvenir à leur éducation ni à quoi que ce soit d’autre. J’ai eu le grand luxe de la sécurité pour pouvoir guérir mes blessures et devenir la femme que je suis aujourd’hui. On m’a donné les moyens de créer de la joie, de la croissance et de la découverte avec ma famille au lieu de survivre et d’en arracher.
En ce 27 mai, jour de sa fête, je célèbre ma mère. À cette courageuse battante, qui m’a donné la vie et une vie que j’adore, je lui souhaite l’aisance de vivre, de la paix dans son cœur et qu’elle sache qu’elle a accompli son devoir. Le reste ne tient qu’à nous. Comme beaucoup d’enfants, je n’ai pas toujours perçu l’ensemble de l’œuvre. J’ai souvent pleuré et chigné. Je me suis obstiné et battu, et j’en ai voulu à ma mère autant que je l’ai blâmée. Certes, j’éprouve une certaine honte lorsque je suis confrontée à ma petitesse et à mon impatience devant l’énormité de son œuvre. Je suppose que cela peut être attribué à l’immaturité et au privilège. Quoi qu’il en soit, je réalise pleinement que ma magnifique vie et tout ce qu’elle comporte comme agréments, mes beaux enfants épanouis, mon cheminement vers la guérison et ma contribution dans la société reposent sur les épaules de ce que ma mère a fait de sa vie. La voie qu’elle a tracée m’a permis de trouver mon propre chemin, puis d’aider et de donner aux autres à mon tour. Je suis reconnaissante, humble, fière et heureuse.
Merci, Maman.
Je te vois.
Je t’entends.
Je t’honore.
Je m’efforce d’être digne de tout ce que tu m’as offert.
D’une femme à une autre, je suis fière de toi.
Je t’admire.
Gigi
♥️
Je vous ai déjà confessé, par le biais de quelques lettres, que j’achète des livres sans arrêt. Neufs ou usagés, il suffit d’un titre accrocheur ou d’une recommandation d’une amie ou d’un critique littéraire pour me convaincre d’ajouter un énième volume à ma collection. Je lis des livres depuis toujours. Mais saviez-vous que, depuis quelques années, je dévore presque autant de magazines? J’ai développé cette délicieuse manie de collectionner les revues pendant la pandémie et, depuis, je consomme chaque périodique comme s’il s’agissait de suppléments importants à ma santé. En fait, c’est de l’or en barre. J’apprends tellement de choses en lisant! J’anticipe la livraison de chacun en kiosque comme si j’attendais Noël autour du 25 de chaque mois.
Hier soir, mes yeux braqués sur une édition hors-série du périodique français « Psychologie », je notais les principales clés pour une créativité heureuse. Oui, oui! L’art de la créativité n’est pas réservé seulement aux artistes. Il s’agit d’un état d’esprit à protéger et à cultiver au quotidien, car il peut devenir le terreau d’une réelle transformation de soi. Je me vante un peu en vous disant espérer que mon écriture hebdomadaire s’améliore un tantinet à chaque lettre du dimanche!
Je sais que, pour créer, il faut plus qu’un don du ciel. Il faut qu’une disposition intérieure prenne sa place et devienne accessible à tous. Il faut aussi être capable de combattre la routine. Pour écrire, je dois aussi prendre des risques, faire preuve d’empathie et m’ouvrir à l’inconnu. Il s’agit quelquefois d’un combat contre ce qui m’inhibe ou m’empêche d’avancer.
Je crains souvent que mon propos trébuche et s’enfarge, surtout lorsque j’insiste pour ajouter trop de boules de Noël dans l’arbre. Ma fameuse touche personnelle s’affirme comme un coup de pinceau sur un tableau ou une cinquième ligne au quatrain poétique que personne d’autre ne peut composer à ma place. J’ajoute mon grain de sel à la soupe et j’affûte mon esprit critique au lieu d’adhérer à la pensée dominante. Évitant les automatismes, j’essaie d’entendre mes besoins et mes désirs; ce que mon petit cœur veut réellement dire.
Me remémorant les enseignements de Julia Cameron, la coach en créativité, j’écris chaque matin, une à deux heures d’affilée, pour expulser les ruminations, les craintes, les petites et les grandes fixations; bref, tout ce qui empêche mon imagination et ma créativité de s’exprimer. C’est comme balayer tout le plancher de ma grande cuisine avant de m’attabler pour écrire. Les meilleures idées et les projets valables n’émergent très souvent qu’au milieu ou à la fin de l’écriture.
Les sages disent qu’il est essentiel de mettre régulièrement notre esprit en jachère, à l’abri des raisonnements et des activités d’écriture habituelles. Il me faut prendre le temps de flâner, de rêver éveillée et de laisser dériver mes pensées et mon imagination vagabonde. J’adore marcher en forêt, admirer les grands sapins qui embellissent nos magnifiques Laurentides, cueillir des petits fruits et prendre le temps d’écouter le gazouillis des oiseaux.
Avec cette caboche débordante d’idées, il m’arrive d’en oublier mes notes et ma liste de choses à faire. Un matin, au quart d’un texte, j’improvise. Le soir, j’ajoute quelques mots qui me connectent à mes émotions et à mes désirs. Cette improvisation me permet de prendre conscience de l’étendue des possibilités envisageables et d’ajouter une nouvelle circonstance capable de me sortir de ma zone de confort.
J’essaie d’écrire un de ces petits poèmes japonais de trois lignes, des haïkus, exprimant l’essence d’un moment particulièrement inspirant :
Les fleurs
parlent aux fourmis
en s’agenouillant.
Le théâtre rigole
dans le dos
des comédiens.
La fleur sent bon
aussi longtemps
qu’on la regarde.
La guerre,
une noce
sans héritier.
La plupart du temps, ma créativité s’avère le fruit d’un travail souterrain qui émerge sans crier gare. Je peine, je trime. D’un terrain aride qui n’est ni labouré ni ensemencé, j’espère une belle moisson.
Tel l’enfant piochant dans son coffre à jouets, j’examine tous mes possibles. Je puise dans le passé, j’imagine l’avenir et je me moque des sens interdits d’aujourd’hui.
Cora
♥️
Le premier restaurant Cora a ouvert ses portes le 27 mai 1987, le jour même de mon anniversaire de 40 ans. Toute ma vie d’avant avait été plutôt difficile, et j’ai réalisé beaucoup plus tard que ce jour d’anniversaire a été ni plus ni moins qu’une porte tournante qui me fit passer drastiquement, en un coup de vent, d’une morne femme résignée et soumise à une femme libérée très vive et pleine d’espoir. Ce matin-là, devant le commerce qui affichait mon prénom sur sa devanture, mes enfants et moi étions à mille lieues de le savoir, mais nous fêtions l’enterrement de notre misérable vie d’avant. L’an UN de notre reconstruction débuta en ouvrant la porte à notre premier client.
Si, à tout hasard, vous faisiez partie de ceux qui veniez chez nous à l’époque, peut-être avez-vous pu constater à quel point nous voulions faire plaisir à nos clients; à quel point nous les aimions véritablement! Je vous le confesse aujourd’hui, mes enfants et moi étions les affamés de l’histoire. Dans la cuisine ou derrière le comptoir, nous étions ceux qui manquaient d’amour; ceux qui, tout doucement, apprivoisaient la tendresse et l’affection. Ceux qui travaillaient comme des fous et ceux pour qui un petit compliment devenait une véritable satisfaction tellement ils en avaient besoin pour vivre normalement.
Voilà ce qui explique sans doute cette immense gratitude envers nos clients et ce qui, aujourd’hui, m’aide à me souvenir de ces gros morceaux de vécus flottant dans ma tête comme des glaciers descendant vers la mer.
Je travaillais sans relâche. Depuis quatorze mois, je me dévouais, sept jours sur sept, sans avoir pris une journée de congé. Toute mon énergie allait au restaurant et à ma clientèle : dénicher de nouvelles recettes, dessiner le menu, passer les commandes, laver les uniformes, puis recommencer. J’avais trop peur d’abandonner mon bébé; peur qu’un client avale un os de poulet; peur qu’un vent violent arrache une fenêtre. Je redoutais surtout que, si je m’absentais, tout aille de travers et que les clients soient mal servis.
« Peur que le monde arrête de tourner », m’avait lancé ma fille Gigi.
La première fois que les enfants m’ont sorti de la cuisine du boui-boui, c’était avec un forfait d’une semaine à Paris. « Chambre avec vue sur la tour Eiffel et un beau chèque de voyage de 300 $ pour “mes petites dépenses” », ont-ils ajouté candidement en me mettant l’enveloppe dans les mains.
Ils ont quand même acheté le billet d’avion et choisi Paris parce qu’ils m’avaient entendu dire au plombier que c’était mon rêve de m’y rendre un jour. Juste de savoir que je devais partir le samedi suivant m’a empêchée de dormir quatre nuits d’affilée.
— Fais-moi confiance, maman. Les billets ne sont pas remboursables; tu dois y aller.
Je n’ai rien vu des premiers jours, clouée de fatigue au lit dans la chambrette avec vue sur la tour Eiffel. Le peu de temps qu’il me restait, j’ai marché dans les rues comme un robot déconnecté de sa source d’alimentation. Je suppose que Paris se révèle magnifique lorsque nos yeux sont disponibles pour la contempler, mais les miens surveillaient les corneilles volant au-dessus de mon petit resto. Comment avais-je pu me laisser convaincre de l’abandonner?
— Pour te reposer, maman! Tu vas prendre une semaine de vacances pour te la couler douce. Ne t’inquiète pas, on a acheté le forfait avec l’argent que nous a donné le grand frère. Relaxe et réjouis-toi. On t’aime et on va prendre soin du bébé.
Les pauvres poussins. Comment pouvaient-ils comprendre que ce n’était pas le restaurant qui avait besoin de moi, mais moi qui n’existais plus sans lui? Comment leur avouer que, même en dormant, je tournais des œufs sur la plaque chauffante? Comment leur expliquer que je faisais partie du mobilier du resto; que lorsque les clients arrivaient, ils me nourrissaient? Tant et si bien que les livres de recettes avaient supplanté mon appétit pour les livres de grande littérature et de poésie.
Dans le gros avion qui me ramenait à Montréal, j’ai vu le monde enveloppé dans la ouate par le hublot. J’avais tellement hâte de toucher le sol, de voir les enfants, de remettre mon tablier et de cuisiner une crème de potiron à la française!
Dans la soute à bagages, ma valise débordait de nouveaux livres de crêpes extraminces aux garnitures et pliures extravagantes. J’avais tellement hâte de parler aux enfants des délicieux coulis de fruits auxquels j’avais goûté, du café moka et de l’extraordinaire saveur de pur beurre des viennoiseries.
Lorsque l’oiseau géant toucha le sol à 17 h 45, heure locale de Montréal, tous les passagers ont applaudi. J’espérais voir mes enfants, mais je vis plutôt Platon, le plongeur, qui m’attendait à la porte d’arrivée. Sa veste blanche maculée de jaunes d’œuf au ketchup détonnait parmi la foule de bras grand ouverts.
— Laisse-moi prendre ta valise, Boss; j’arrive directement du restaurant.
— Est-il arrivé quelque chose? Où sont les enfants?
— Inquiète-toi pas, Boss, je viens de finir la vaisselle. Tout baigne dans l’huile.
Le monde n’avait pas arrêté de tourner durant mon absence, me confirma le plongeur. Le resto n’avait pas dérougi de clients et les ventes, selon la belle Gigi, continuaient leur ascension, comme avant mon départ.
Le lendemain, pour un court moment, j’ai eu l’impression d’entrer dans un film déjà commencé. Tout roulait. Gigi s’affairant à la plaque chauffante, le plus jeune transvidant son mélange à crêpes et Marie, la serveuse, avançant vers la table ronde du devant avec trois grosses assiettes de nourriture dans ses petites mains.
« Youhou, je suis revenue! », ai-je eu envie de crier. Mais je me suis retenue. Telle une petite souris dans un plateau de fromages, j’ai traversé le resto bondé en essayant de faire le moins de bruit possible. Je suis descendue au sous-sol et, assise sur une chaudière de margarine retournée, j’ai laissé couler l’océan de tristesse qui inondait mon cœur.
Je me répétais la phrase que m’avait lancée Platon sans vouloir m’épargner ni me blesser : tout baigne dans l’huile. Les oisillons n’avaient plus besoin que je leur apporte leur brin de nourriture dans le bec. Ils avaient grandi. Et, tout à coup, je ne semblais plus aussi indispensable que je le croyais. Puis, soudainement, comme si l’univers avait entendu l’écho de ma souffrance, j’entendis ma fille crier : « MAMAN! »
— Maman, le vendeur de viande veut te parler d’une nouvelle coupe de jambon. Est-ce que ça t’intéresse?
Tout m’intéressait dans la cuisine et surtout tout ce qui concernait nos spécialités matinales! Dès le lendemain, nous nous sommes affairés à pratiquer la dizaine de bonnes idées que j’avais rapportées de la Ville lumière et la planète s’est remise à tourner comme avant ma visite sur le Vieux Continent. Sauf que, désormais, il m’arrivait de quitter le resto plus tôt, juste après le service du repas du midi. Et personne ne s’en plaignait.
Je commençais tout juste à comprendre que notre spécialité de déjeuners devenait rapidement plus grande que le petit resto, plus indépendante et plus importante que la bonne cuisinière en moi. Les enfants m’avaient offert un beau cadeau et m’avaient fait réaliser qu’eux aussi avaient gagné en autonomie. Ensemble, nous pourrions opérer plus d’un restaurant. Avec cette miraculeuse parcelle de compréhension, je me mis donc à arpenter la ville à la recherche d’un nouvel emplacement.
Puis, comme vous le savez, j’en ai trouvé plus de 125 à travers le Canada. Tellement que je n’ai jamais pensé retourner à Paris! Mais il n’est jamais trop tard pour changer d’idée.
Cora
❤️
Il y a de ces histoires que je ne me tanne pas de raconter. J’éprouve toujours un plaisir immense à me souvenir comment chaque plat a été inventé. Parfois, l’inspiration arrivait directement de la bouche des clients, comme pour l’Omelette dix étages, tandis que d’autres plats, comme le Sarrasin surprise, le Croque-thon et le Réveil Samira, sont nés de l’inspiration de notre personnel de l’époque, dans les premiers restaurants Cora.
Ce matin, un autre souvenir taquine ma caboche. Je vous l’ai déjà raconté, mais comme ma fille a célébré sa fête récemment, je me fais plaisir et je vous explique à nouveau comment elle a mis au monde l’une de nos plus belles assiettes!
Dès l’ouverture de mon premier restaurant, mes trois enfants et moi travaillions très fort pour éblouir et rassasier notre clientèle. Je m’en souviens comme si c’était hier, et pourtant, 38 années se sont écoulées à surprendre nos clients. Nous possédons tous les quatre ce talent créatif. C’est donc ainsi disposée que ma grande fille Gigi arriva un beau samedi matin de 1990 dans notre deuxième restaurant en même temps que monsieur POM, notre boulanger, tout joyeux d’avoir à nous présenter un nouveau produit : une brioche raisin-cannelle complètement moelleuse.
Ma belle Gigi perspicace, gourmande et aussi curieuse qu’une chouette, s’empressa d’agripper la surprise des mains du boulanger. Elle en déchira l’emballage et, pendant quelques longues minutes, examina, palpa et huma la magnifique brioche qui allait devenir, dans nos restos, l’élue de millions de clients à la dent sucrée-salée.
Sans prononcer un seul mot, l’experte en surprises phénoménales trancha la brioche en plein milieu dans le sens de la largeur, ignorant totalement la figure déconfite du boulanger qui la dévisageait. Comme égarée dans ses pensées, la jeune cuisinière examina les fruits étalés sur le comptoir devant ses yeux. Le boulanger, la jeune serveuse maniaque de bonne nourriture et moi-même étions tous les trois bouche bée.
Ma fille réfléchissait. Elle sourit enfin et nous imposa le silence. Pendant quelques instants, on eût cru entendre ses neurones transmettre un signal d’éblouissement garanti. Gigi trempa chaque demi-brioche dans notre délicieux mélange à pain doré aromatisé et les coucha délicatement sur la plaque chauffante. Les morceaux commencèrent par frissonner de peur puis, cédant peu à peu à la chaude embrassade, la brioche se transforma en un véritable délice.
À l’instant où la spatule souleva les deux morceaux bien dorés pour les déposer dans une grande assiette oblongue, le visage de ma fille s’illumina. Comme je m’en doutais, j’ai vite su qu’une nouvelle vedette allait s’ajouter au panthéon de notre menu.
Gigi la magicienne déposa un bel œuf miroir et deux tranches de bacon sur une moitié de la brioche dorée et orna l’autre d’une montagne de fruits joliment tailladés. « Voilà, maman! », me dit-elle, plutôt fière d’elle. « Bravo, chère fille! Depuis le temps que je vous plante des graines dans le coco, voici enfin une merveilleuse récolte. »
Nous avons baptisé ce plat « LA RÉCOLTE 90 » et l’avons immédiatement offert aux habitués du comptoir. Ce déjeuner sucré-salé devint en quelques jours l’idole incontestée de toutes les illustrations placardées sur les murs de ce deuxième resto Cora.
Enivrée par la popularité que lui valait sa récente découverte, ma fille a insisté pour que nous fassions imprimer un menu, un vrai, qui éviterait à la clientèle de se tordre le cou pour trouver sur les murs leur choix de plats. Un menu qui, surtout, expliquerait en détail la composition de la délicieuse RÉCOLTE 90 tout en soulignant que le plat a été créé par nulle autre que ma talentueuse fille, Gigi.
Comme nous savions qu’il faut battre le fer pendant qu’il est chaud, j’ai ajouté quelques heures à mes tâches quotidiennes pour composer un premier menu. Entièrement dessiné à la main en noir et blanc, il était imprimé sur une immense page pliée en quatre qui fit damner nos clients pendant quelques années! La RÉCOLTE 90 demeure, tant d’années plus tard, un des plats les plus populaires que nous ayons inventés. Ce savoureux plat sucré-salé bien original représente un bel exemple des effets de la révolution matinale initiée en 1987 avec l’arrivée des restaurants Cora.
Toutes les raisons sont bonnes pour s’accorder une RÉCOLTE 90, une délicieuse consolation et un sucré-salé de bon déjeuner!
Cora
❤️