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15 septembre 2023

La bonté mal habillée

J’ai en tête une terrible histoire dont je voudrais me libérer avant que ma mémoire s’endorme ou flanche tout d’un coup. Il s’agit d’un certain personnage dont je ne connaissais pas le nom. Cet homme ébouriffé, vêtu de guenilles et malodorant, quêtait neuf à dix mois par année au fameux carré Saint-Louis de Montréal. Traversant le parc chaque jour vers dix-sept heures trente pour rejoindre mon logis, je le croisais, le dévisageais, l’examinais et humais son parfum de lait suri.

J’ai vite appris d’un voisin de palier, que l’homme, appelé Arthur, refusait pour lui-même quoique ce soit qu’il aurait pu donner à plus pauvre que lui. D’après le voisin, chaque année, c’étaient les premières tempêtes de neige qui poussaient le quêteux vers l’ouest du pays.

À Vancouver, me conta le voisin, Arthur passait quelques mois au chaud à ramasser les seringues et les détritus des drogués habitant les cours arrière des cinq ou six pâtés de maisons situées sur la fameuse rue Hastings. Il nourrissait les affligés, consolait les désespérés et encourageait les jeunes accros à s’en sortir. Arthur quêtait aussi à ses heures, amassant des vingt-cinq sous pour fournir à manger aux plus démunis. Lui-même se contentait de boire quelques boissons gazeuses et de manger les restes de nouilles frites laissées pour compte dans les cantines asiatiques avoisinantes.

Selon moi, qui le croisais chaque jour à Montréal, cet étrange Arthur avait toujours l’air d’avoir un dard d’abeille planté dans une fesse. Il boitillait, se déhanchait, traînait la patte et criait aux mouches de lui ficher la paix. En dernière année de collège, mon père m’avait loué une chambre en ville pour éviter les longs allers-retours vers notre maison de banlieue. C’est ainsi que les jours de semaine, lors de mes déplacements, je croisais Arthur le quêteux.

Ayant appris du voisin sa prétendue histoire, j’étais des plus perplexe. Qui était cet homme mystérieux? Depuis quand quêtait-il? Voilà qu’au lieu de quitter ma chambrette pour les vacances de Pâques, j’ai décidé de rester en ville pour espionner Arthur. Oui, oui! J’allais m’asseoir sur un banc du carré Saint-Louis avec le journal du matin et un cahier ligné pour supposément avancer l’écriture d’un roman policier.

J’arrive donc très tôt Vendredi saint au matin dans le parc quasi vide. L’herbe mouillée de froidure détrempe mes bottillons. Un jeune policier à bicyclette y est déjà et je le salue. Au fond du parc, en retrait sous un immense chêne, quelques soûlons endormis cuvent leur vin. Les piétinant gaiement, des dizaines d’écureuils cherchent des glands pour leurs déjeuners. Grelottant sur mon banc, je fais semblant d’écrire. Dans ma tête, j’imite l’ingéniosité du fameux capitaine-détective Jacques Cinq-Mars dont je viens tout juste de lire le dernier exploit. Connu comme Barabbas dans la passion, cet Eliot Ness montréalais aiguise soudainement ma curiosité.

Où est donc passé le quêteux dépoitraillé et généreux? Mes yeux ratissent l’horizon. Nada! Quatre femmes d’âge mûr s’approchent de mon banc. Elles virent à droite et avancent vers une longue table à pique-nique, elles s’y assoient et parlotent à voix basse comme si elles avaient quelque chose à cacher.

L’heure avance et assèche le tapis de rosée. « En avril, ne te découvre pas d’un fil », disait ma mère. Mon roman imaginaire est au point mort. Je suppose qu’Arthur dort encore. Serait-il en train d’attendre le chant des cigales pour se réveiller; la douceur du vent ou le mûrissement des premières framboises?

Le soleil est à son zénith, dirait grand-père Frédéric et mes yeux s’affolent. Ils tricotent des nuages d’inquiétude. Mais où est donc Arthur? Je ne le vois nulle part. Sous le gros chêne, un à un les soûlons se réveillent fripés comme des paillassons. Ces hommes auraient-ils entrevu Arthur? L’auraient-ils malmené, saoulé, rudoyé et caché?

L’officier à bicyclette a changé de visage. J’ai faim, j’ai soif et mes jambes ankylosées me font très mal. Je me lève et marche un peu. Les quatre femmes d’âge mûr chuchotent encore. En m’approchant de leur table, je réalise pourtant qu’elles ont changé de diapason. La plus vieille parle vite et plus fort. Comme si quelque chose de grave devenait évident, flagrant, épeurant. Quelle étrange sensation!

De loin, un sifflement de sirène tranche l’horizon. Les quatre femmes se lèvent et courent vers l’ambulance. Une foule de badauds encercle le carré Saint-Louis. J’essaie d’interroger un ou deux itinérants, mais personne ne me répond. Ils savent tous ce qui arrive, mais ils restent muets. Plusieurs habitués plient bagage et quittent le gazon. Ce sont des habitués de l’endroit, je suppose. Des voisins des environs, des passants fatigués, des vieillards endimanchés, des artistes en attente d’inspiration; de simples promeneurs, peut-être même des chômeurs.

Tel que je l’avais prévu, le lendemain, je reviens m’asseoir sur mon banc et entreprends de noircir les pages de mon cahier ligné. J’y passe quelques heures, plusieurs larmes diluant ma frayeur.

Arthur est mort. Selon les ambulanciers, son cœur généreux se serait arrêté de battre vers quinze heures, ce Vendredi saint 12 avril 1968. Son corps dépouillé, brutalisé, et finalement tué, a été trouvé dans une ruelle adjacente au fameux carré Saint-Louis.

J’apprendrai dans le Journal de Montréal que l’enquête fut confiée au capitaine-détective Jacques Cinq-Mars. Je découvrirai aussi, quelques semaines plus tard, que monsieur Arthur V. fut un homme très riche, très connu et très éprouvé. Sa femme et ses quatre enfants ont péri dans l’incendie d’une de leurs résidences secondaires à l’étranger. Arthur a voulu tout donner, tout disperser et il a consacré le reste de sa vie à aider les démunis.

Je m’en veux encore aujourd’hui d’avoir douté d’Arthur le quêteux! Les apparences sont souvent trompeuses.

Cora

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