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13 octobre 2023

L'autre matin à la table d'à côté

Vous connaissez, chères lectrices et chers lecteurs, cette fameuse émission diffusée sur ICI ARTV, L’autre midi à la table d’à côté? Eh bien, l’autre jour j’avais complètement l’impression d’y être. Dans le café où j’écris habituellement, voici qu’un inconnu à l’allure de vedette de cinéma s’attable pour me jaser. Oui, oui! Une bouille magnifique, des bouclettes sel et poivre, des yeux vert clair et un sourire à me faire perdre la tête.

L’homme ressemble à s’y méprendre au fameux docteur Jivago de ma jeunesse. Il a un sac Rudsak en bandoulière duquel il sort une grande enveloppe blanche qu’il dépose devant moi. Mon cœur, mes yeux et ma raison s’enflamment. J’attends pour ouvrir l’enveloppe.

— Que… que… que puis-je faire pour vous, cher monsieur?
— C’est vous, madame Cora, qui allez tout faire.
— Que… que voulez-vous dire?
— J’ai appris que vous étiez assez experte pour passer des messages à la gent féminine et j’ai besoin d’une personne comme vous pour prendre le pouls de cette population.
— Je… je ne vous comprends pas vraiment.
— Je voudrais que vous trouviez une façon bien à vous d’interroger vos lectrices pour savoir si chaque femme d’aujourd’hui est d’abord une priorité pour elle-même.
— C’est-à-dire?
— Posez-leur la question à savoir si « elles sont une priorité pour elles-mêmes ». Si elles s’occupent d’elles-mêmes, non pas tant à travers des soins ou des divertissements, mais en se posant des questions sur leur existence, sur ce qu’elles sont, sur ce qu’elles veulent. Ne cherchez pas à raisonner, mais simplement à poser les questions écrites dans l’enveloppe et à noter les pistes qui se présentent. »
— Mais… mais…
— Mais quoi? Demandez aux femmes « si chacune est sa propre priorité ». Demandez-leur si elles sont chaque jour, en toute conscience et en actes, au centre de leurs propres projets de vie. »
— Qui êtes-vous donc, cher monsieur? Auriez-vous oublié de vous présenter?
— N’ayez crainte, chère dame. Je suis en train d’écrire un roman d’amour et j’ai besoin d’en savoir plus sur la future femme de mes rêves.
— Cette femme existe-t-elle déjà en chair et en os?

Mal à l’aise et inconfortable, je ne sais plus quoi dire. Mon cœur tiraille et ne veut que plonger dans le sous-bois des magnifiques yeux verts de cet étranger. Ma logique ouvre ses ailes, tout prête à s’envoler et pourtant, pourtant, quelque chose me retient. Serait-ce le poids de l’âge, la timidité ou tous ces mots raisonnables que je disperse chaque dimanche?

Chaque fois qu’un homme qui me plaît m’approche, mon cœur s’emballe et ma soupe de mots colle au fond du chaudron. J’ai peur, tellement peur que l’Adonis se transforme en King Kong.

— Alors Madame Cora, allez-vous m’aider?

J’ai le goût de lui répondre que je vais aussi lui cuire des feuilletés aux épinards, ma spécialité! Lui dire aussi que mes mains ont envie de défriser ses jolies bouclettes sel et poivre; qu’il ressemble en tous points au docteur Jivago, le héros de mon adolescence. Comment pourrais-je retourner dans le passé et par magie, redevenir l’angélique jeune fille que j’étais jadis? Un seul homme m’a brisée et je braille encore…

— Cher monsieur, allez-vous finir par me dire votre nom? Comment puis-je réellement vous aider? Désirez-vous créer une femme parfaite? Croyez-moi, je suis une lectrice insatiable et je sais que cette femme n’existe que dans les romans à l’eau de rose. Bref, monsieur, je m’excuse, mais je ne vais pas interroger mes précieuses lectrices. Leurs milliers de commentaires m’ont appris à les connaître. Elles sont courageuses, attentionnées, bienveillantes, généreuses et surtout conscientes des enjeux de la vie d’aujourd’hui. Avons-nous vraiment besoin d’être une priorité pour nous-même? Nos projets de vie sont souvent bousculés, contrariés, malmenés, et nous avançons envers et contre tout. Ces vies que nous avons le privilège de donner font de nous des mères-courage, des femmes engagées et capables d’amadouer l’instabilité de nos propres existences.

Devant moi, l’homme toussote, ses doigts tremblotent et j’assiste tout de même à quelques discrets mercis. Puis il s’enfuit. Il n’a pas oublié de remettre dans son sac la grande enveloppe blanche dont je ne connaîtrai jamais le contenu.

Bien assise, j’essaie de réfléchir. Sur la table devant moi, une grosse larme tombe sur un minuscule cheveu gris.

Cora

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