Le 27 mai 2025
Chers lecteurs et chères lectrices, la lettre qui suit n’a pas été rédigée par votre auteure préférée! Exceptionnellement, nous avons laissé la plume à Gigi, la fille de Madame Cora. Gigi a écrit cet hommage à sa mère le jour de sa fête et nous vous en faisons cadeau.
LE 27 MAI 2025
Il y a 78 ans aujourd’hui, ma mère est née de parents unis par un mariage de raison et de devoir, sans amour ni passion. Sa mère était amoureuse d’un protestant. Cette union s’avérait inacceptable aux yeux de sa famille et de sa religion. Elle s’est résignée au premier venu catholique qui voulait bien d’elle; lui qui ne savait rien du désespoir de sa nouvelle épouse. Son cœur à lui, rempli de joie, se retrouverait bien vite en miettes, ses rêves de fonder une famille aimante, effondrés.
Ma mère a grandi dans un foyer qui ne connaissait pas le bonheur, avec une mère qui souffrait de bipolarité et un père perdu dans sa peine et tentant de la noyer dans l’alcool. Elle s’est mariée à reculons à un immigrant nouvellement arrivé au Canada, traînant avec lui son propre bagage de troubles de santé mentale, convaincu de la suprématie masculine. Elle s’était retrouvée enceinte et, selon elle, elle devait payer pour le péché qu’elle avait commis hors des liens sacrés du mariage.
Elle a enduré 13 années de violence physique et émotionnelle. Mon père la battait, la dénigrait, la trompait et perdait tout son argent dans des gageures aux cartes. Elle l’a quitté le jour où il m’a frappée avec rien de plus que la « station wagon » familiale et son sac à main.
Elle a travaillé sans relâche pour subvenir à nos besoins sans jamais recevoir un sou de mon père. Il a quitté le pays « pour éviter de la tuer », disait-il pour se justifier. Mes grands-parents l’ont aidée en prenant soin de nous jusqu’à ce qu’ils meurent subitement tous les deux; mon grand-père de leucémie le jour même de son diagnostic et ma grand-mère dans un violent accident de la route. Seule pour nous élever, elle a travaillé des semaines de cent heures pendant des années, jusqu’à ce qu’elle tombe d’épuisement professionnel qui l’a forcée à passer une année complète sur le sofa à tenter d’apprendre à prendre soin d’elle.
Le 27 mai 1987, elle a ouvert le premier de ce qui allait devenir une chaîne de restaurants à déjeuners bien-aimée des Canadiens. Elle a travaillé avec acharnement, s’endormant avec des livres de recettes sur le nez pendant trois ans jusqu’à ce que nous la forcions à prendre des vacances de peur qu’elle ne souffre d’un autre « burn out ». Lorsqu’elle est rentrée de Paris, où elle a dormi sept des dix jours de son voyage, nous étions très heureux de lui montrer que nous n’avions empoisonné aucun de ses clients chéris! « Trouve-toi autre chose à faire! », que nous lui avions lancé. « On peut la faire rouler la place! »
C’est ce qu’elle a fait! Après avoir exploré différentes pistes à savoir ce qu’elle pourrait bien faire d’autre, elle a saisi l’occasion d’ouvrir un second restaurant qui lui permettrait de ravir encore plus de clients avec notre offre de déjeuners désormais spectaculaire. Après avoir signé le bail pour le nouveau restaurant, assis autour d’une table dans notre petit resto de 29 places, le premier de la chaîne, nous trinquions avec nos tasses de café pour célébrer. Tout le monde parlait et gesticulait en même temps, excité par le brillant avenir qui miroitait devant nous quand ma mère leva sa tasse et déclara, devant ses enfants et l’univers : « Je vais changer le karma de ma famille; peut-être pas celui de mes enfants, mais, un jour, mes petits-enfants ne manqueront de rien. » Ce fut le début de tout, de la trace qu’elle laissera sur cette terre.
Enfant, j’étais souvent frustrée que ma mère refuse de promettre quoi que ce soit, car elle ne pouvait pas être certaine de tenir sa promesse. Je ne le réalisais pas à cette époque, mais sa parole valait beaucoup à ses yeux. Même une promesse faite à la va-vite pour calmer et faire reculer ses enfants, qui ne connaissaient pas mieux, serait pour elle une trahison. Elle ne nous mentirait jamais, pas plus qu’elle ne se mentirait à elle-même. Nous allions éventuellement réaliser que sa parole était son superpouvoir, son instrument de création.
Aujourd’hui, ma mère célèbre ses 78 ans. Elle a tenu parole, et ce, depuis longtemps. Mes enfants ne manquent de rien. Je n’ai jamais connu la douleur et la difficulté de me demander comment j’arriverais à les nourrir chaque jour. Je n’ai jamais eu à m’inquiéter pour trouver un toit où loger mes enfants, pour subvenir à leur éducation ni à quoi que ce soit d’autre. J’ai eu le grand luxe de la sécurité pour pouvoir guérir mes blessures et devenir la femme que je suis aujourd’hui. On m’a donné les moyens de créer de la joie, de la croissance et de la découverte avec ma famille au lieu de survivre et d’en arracher.
En ce 27 mai, jour de sa fête, je célèbre ma mère. À cette courageuse battante, qui m’a donné la vie et une vie que j’adore, je lui souhaite l’aisance de vivre, de la paix dans son cœur et qu’elle sache qu’elle a accompli son devoir. Le reste ne tient qu’à nous. Comme beaucoup d’enfants, je n’ai pas toujours perçu l’ensemble de l’œuvre. J’ai souvent pleuré et chigné. Je me suis obstiné et battu, et j’en ai voulu à ma mère autant que je l’ai blâmée. Certes, j’éprouve une certaine honte lorsque je suis confrontée à ma petitesse et à mon impatience devant l’énormité de son œuvre. Je suppose que cela peut être attribué à l’immaturité et au privilège. Quoi qu’il en soit, je réalise pleinement que ma magnifique vie et tout ce qu’elle comporte comme agréments, mes beaux enfants épanouis, mon cheminement vers la guérison et ma contribution dans la société reposent sur les épaules de ce que ma mère a fait de sa vie. La voie qu’elle a tracée m’a permis de trouver mon propre chemin, puis d’aider et de donner aux autres à mon tour. Je suis reconnaissante, humble, fière et heureuse.
Merci, Maman.
Je te vois.
Je t’entends.
Je t’honore.
Je m’efforce d’être digne de tout ce que tu m’as offert.
D’une femme à une autre, je suis fière de toi.
Je t’admire.
Gigi
♥️