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7 octobre 2022

Le froid me pique le nez

7 h 40
Que se passe-t-il ce matin? Le froid me pique le nez! Comme chaque dimanche, je me rends au café du village pour écrire. Mes fringues fuchsia sont encore de saison tout comme mes chaussettes assorties, mais mes sandales laissent passer un petit froid entre mes orteils. Chaque début frisquet de l’automne, je remets en question l’ouverture du gros foyer du salon. Oui, oui! Ça fait déjà cinq ou six années que je ne l’allume plus. Peut-être suis-je devenue trop paresseuse pour ranger dans le garage une pleine corde de bois de chauffage et, à chaque feu, pour charrier quatre ou cinq grosses bûches à coller près de l’âtre. Tous les ans je me dis que ce n’est pas nécessaire à mon bonheur, que j’ai perdu les coordonnés du ramoneur ambulant qui d’ailleurs, ne cogne plus à la porte depuis longtemps.

Et pourtant, entendre les bûches qui crépitent me fascine. J’aime aussi sentir l’odeur de la fumée de bois envahissant mon habitacle. Et le nec plus ultra du spectacle demeure les multiples mutations de la flamme passant du blanc au bleu, puis de l’oranger au roux faiblissant. Je me souviens tellement de jadis lorsque le doux grésillement de la braise m’endormait, le cœur contenté et les joues brûlantes.

8 h 48
Vous en ai-je parlé? J’ai passé cette fin d’été entourée de jeunes bébés : trois petites filles de moins de trois mois et mes deux arrière-petits-fils, un de sept mois et l’autre de deux ans et des poussières. L’écart temporel entre eux et moi est monstrueux. Debout, j’ai presque peur de prendre les petites dans mes bras, peur que mes genoux flanchent ou que mon poignet gauche lâche prise. Que vais-je donc faire de cette charpente branlante? La sagesse promise de l’âge est enfermée dans ma tête. Nulle part ailleurs, elle ne me sert.

L’autre soir, nous sommes tous au restaurant. Avec les poussettes, les chaises portables pour bébés, les sacs à couches, le lait maternel en petits flacons et tout le tralala. Les mamans ont l’air très à l’aise. Souriantes et jasantes, elles prêtent leurs poupons à qui veut bien les cajoler, leur gratter le menton ou leur caresser la joue. Moi, muette comme une carpe, je constate à quel point l’âge me dévore. J’ai vraiment besoin de construire une passerelle dans ma tête. Un au-delà temporaire où je puis me réfugier lorsqu’il tombe des clous. Moi qui veux vivre jusqu’à 100 ans, vais-je désapprendre à compter?

10 h 05
Hier midi, j’ai fait acte de présence au salon funéraire de Saint-Lin. Sylvain, le laitier de notre premier petit resto Cora ouvert en 1987, est soudainement décédé sur un terrain de golf à l’âge de 63 ans. Tellement jeune et en parfaite santé, un ange est venu le chercher. Tout de noir vêtus, son épouse, ses trois filles et son fils montent la garde devant une magnifique photo du paterfamilias. Je suis très émue, tellement de souvenirs joyeux assaillent ma mémoire. Et voilà que, stoïque, la mère du défunt entreprend de me consoler. La salle est bondée de parents et de proches amis affligés par la perte d’un homme si jeune. Heureusement, plusieurs enfants gambadent à travers la foule de jeunes et moins jeunes vieillards et amis de la famille. Encore une fois, la vie audacieuse et saugrenue étire ses grandes mains et s’empare des fleurs qu’elle convoite le plus.

11 h 40
Maintenant que ma propre existence s’étire tel un long fleuve tranquille, je me remémore ce temps de ma vie où je vivais simultanément un véritable bonheur à aimer mes jeunes enfants et un enfer à endurer les agissements de leur père. J’avançais sur une corde raide et je rêvais tous les jours de pouvoir m’enfuir. Comment aurais-je pu m’envoler avec autant de bagages? Les oiseaux sont beaucoup plus sages que nous les humains qui devons passer une vie presque entière à conquérir notre liberté.

Une vie d’infortune est tellement longue pour certains, surtout lorsqu’on l’enrubanne d’histoires surfaites. Nous voulons tellement bien faire l’éloge de notre malheur que nous le glorifions finalement. Moi la première, j’ai jadis écrit quelques centaines de pages pour essayer d’oublier l’opprobre que l’époux m’a fait subir.

En 1967, l’année de l’Exposition universelle dont le thème était Terre des hommes, j’avais 20 ans et j’étais une belle jeune fille innocente et encore ignorante des choses de la vie. Et pourtant, peut-être pour me préparer à mon horrible destin, mes années d’études classiques m’avaient enseigné l’histoire de la Grèce antique et de sa civilisation. Je connaissais par cœur les dieux et les héros de la mythologie gréco-romaine ainsi que l’émergence du royaume de Macédoine. De là même d’où venaient les arrières, arrières ancêtres de l’homme qui allait devenir incessamment mon époux.

Moi qui rêvais à cette époque de réécrire l’Odyssée d’Homère, j’ai plutôt eu affaire à un conquérant de ce royaume de Macédoine qui se croyait descendant de Zeus et qui, à l’encontre de la vraie histoire, devint le héros de la fainéantise, de la vantardise et des conquêtes féminines.

Cora

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