Le shack de l'oncle Gaston
Ce matin, je ravive pour vous un autre souvenir de mon enfance. Mon père avait profité du long week-end de l’Action de grâce pour contenter frérot qui voulait voir un ours, « un vrai », avant que la neige ne se mette à blanchir le décor. Papa a demandé à notre oncle Gaston si nous ne pourrions pas emprunter son « shack », en plein cœur de la forêt, pour nous rapprocher de la nature. Et des vrais ours.
La valise familiale débordait de lainages de toutes sortes, de jaquettes en grosse flanelle, de doublures en feutre pour les bottes et chaque marmot portait son parka boutonné jusqu’au cou. Nous étions entassés dans la bagnole et nous avions hâte d’arriver. Puisque le « shack » n’avait ni eau courante ni électricité, maman avait préparé et placé les victuailles dans une glacière et une grosse boîte à lunch en métal pour éviter de répandre trop d’odeurs de nourriture autour du camp.
Papa immobilisa enfin la voiture, maman décolla la toute petite de son sein et frérot sortit en vitesse. À peine arrivés, il fallait d’abord explorer les lieux, une mission que frérot lui croyait destinée. « Attends ton père avant de rentrer là-dedans! », avertit maman. Les deux hommes entrèrent pour faire le tour et s’assurer que c’était sécuritaire pour notre famille. En mettant le pied dans la baraque, nous avons rapidement constaté que le « shack » consistait en une seule grande pièce avec un poêle à bois rafistolé, probablement par oncle Gaston, dont le tuyau, agrippé au plafond, sortait par un trou percé dans le mur au-dessus de l’unique porte, et un pot en tôle avec un couvercle pour les besoins trônant dans un coin. Dans le coin opposé, on trouvait un seul lit double dans lequel seraient cordés les trois enfants au centre, flanqués d’un parent de chaque côté pour éviter qu’un de nous tombe sur le sol durant la nuit. Le bébé dormirait dans un moïse prêté par la voisine, attaché à une chaise et placé près de l’oreiller de maman.
Sœurette avait la tête enfouie sous un oreiller et moi, à quatre pattes sur le plancher, je bougeais désespérément le berceau pour essayer d’endormir la toute petite qui braillait à s’en arracher les poumons.
À mesure que la noirceur gagnait du terrain dans la cabane, maman accélérait le pas. Marchant de long en large, elle tempêtait contre notre père. Comment avait-il osé sortir sans la prévenir? Pourquoi avait-il entraîné son seul garçon dans la nuit qui s’installait sans crier gare?
— « Il voulait inspecter les lieux », que je lui répondis calmement, même si la question ne m’était pas réellement adressée. « Il voulait être prêt pour demain matin ». Mes mots ne suffirent pas à la rassurer. Maman fixait le fusil dans son étui, accoté au mur. « S’il fallait qu’il en ait besoin! », murmura-t-elle, inquiète.
Papa et frérot ne revenaient pas. La nuit s’annonçait infernale! Quand les pleurs de la plus jeune finirent enfin par s’apaiser, c’est le grognement d’un ours qui capta l’attention de nos oreilles pourtant assez éprouvées. Apeurées, nous entendions clairement le bruit des griffes contre la porte d’entrée. Maman avait pourtant ramassé jusqu’à la dernière miette du pain ayant servi aux grosses beurrées à la mélasse que nous avions dévorées avant d’enfiler nos jaquettes. Terrifiée, elle poussa la table contre la porte. Elle grimpa sur une chaise et recouvrit la seule fenêtre du campement avec son manteau, puis ordonna à ses deux fillettes de la rejoindre dans le lit.
Elle voulait prier, me dit-elle; mais sa gorge restait nouée. Au lieu de réciter des mots, elle avalait de longues gorgées d’angoisse. Ses paupières papillonnaient d’effroi. Ses mains, facilement la proie de l’eczéma, devinrent toutes rouges.
Je devais être âgée d’environ 6 ans et je savais écrire des mots. Dans ma naïveté enfantine, j’ai pensé à en écrire partout sur les murs avant d’être dévorée par l’animal qui rôdait autour du « shack ». Agenouillée devant le lit, maman ne parlait plus, mais avec ses bras et ses mains, elle insistait pour que nous restions collées à elle. Je suis demeurée dans les bras de ma mère un si long moment que je me suis crue au paradis, même si la peur que nous vivions était infernale. La chaleur de son corps avait réussi à nous calmer et sans que nous nous en rendions compte, le sommeil s’est étendu dans le lit tel un édredon de rêves. Peut-être nous guiderait-il vers une clairière de bleuets sauvages? Ou sur la grève chaude de la Baie-des-Chaleurs? Ou sinon chez tante Hope, qui habitait à Saint-Alphonse et qui nous laissait caresser ses gentils moutons?
À l’aube, c’est papa en personne qui réveilla notre campement. Frérot croulant de fatigue, mais encore rempli d’excitation, insistait pour nous raconter leur nuit dans un arbre! Haute comme trois pommes, sœurette l’applaudissait comme on le fait pour un héros. Elle aussi, voulait voir un ours!
Notre séjour a été écourté. Très peu de mots ont été échangés, mais comme toutes le filles du clan avaient vécu la frousse de leur vie, les deux gars ne se sont pas objectés. Le lendemain de notre retour, comme tous les dimanches après-midi, papa reprendrait la route avec sa valise de commis voyageur et ses échantillons de petits savons. Heureusement pour leur union, il quittait chaque dimanche en tournée autour de la grosse pointe gaspésienne pour rentrer le vendredi soir. La distance sauvait nos parents, comme le mur de Berlin érigé entre deux partis séparés. Les silences de maman, plus difficiles à vivre que des représailles, s’avéraient la pire des tortures pour papa. Les mains de maman se couvraient alors d’eczéma qui la faisait souffrir et papa avait le cœur qui baignait dans une saumure aigre. Nous, les enfants, ignorions tout de la vie, de leurs vies, de l’amour et du réconfort que procure habituellement la famille. Leurs larmes, versées en silence et à l’abri de nos regards, sauf quand nous arrivions par surprise, emplissaient notre maisonnée de tristesse. Le plus douloureux, c’était leur silence; comme un garde-fou qui doit essayer de nous éviter le pire.
C’est seulement beaucoup plus tard, à la suite de leurs décès arrivés à court intervalle en 1982, que j’appris la raison derrière la lourdeur de leurs chagrins. Maman, en tant que fille, était amoureuse d’un jeune protestant anglophone. Mais, puisque sa famille et le curé du village lui avaient interdit de l’épouser, elle dut rompre avec l’amour de sa vie. Mon grand-père avait neuf filles à marier. Quand il rencontra celui qui allait devenir mon père, il trouva que c’était un bon parti, propre de sa personne, bien habillé, travaillant et surtout épris de sa fille, celle qui avait déjà le cœur brisé. Sous l’insistance paternelle, ma mère épousa mon père. Elle vécut triste et mélancolique la majorité de sa vie après son union. Très tôt après le mariage, elle développa une forme sévère d’eczéma qui lui rongea les mains. Mon père, quant à lui, se révéla être le meilleur des hommes, courageux, responsable et tellement épris de sa femme qui restait de glace que les vieux du village se moquaient de lui.
Je conclus cette triste histoire en vous avouant que je n’ai pas fait mieux qu’eux dans les eaux matrimoniales. Divorcée endurcie, je cherche encore le baume capable d’apaiser mes blessures. Moi aussi, mariée obligée, j’ai assombri la vie de mes jeunes enfants en demeurant dans un mariage sans amour ni affection. Mais j’ai espoir. J’ai beaucoup d’espoir pour mes petits-enfants qui sauront, j’en suis certaine, se libérer des malheurs de leurs ancêtres et construire librement leur propre bonheur.
Cora
❤️