Déjà, l’invincible mère Nature s’affaire à déployer ses parures printanières à la grandeur de notre hémisphère. Dites-moi, avez-vous remarqué sur les branches des arbres les petits bourgeons installés en première loge? Et les audacieuses jonquilles vite sorties de la terre à peine amollie? Avez-vous levé la tête pour contempler la parade en grands V d’outardes découpant le ciel et tiré l’oreille pour entendre leur charabia battant la cadence dans l’azur éberlué?
Envers et malgré tout, cette force herculéenne de l’Univers soutient la voûte céleste d’une main et nourrit de l’autre jusqu’aux plus petits organismes vivants.
Et moi, indomptable vieillotte, oserais-je espérer que le monstre aux enjambées diaboliques ne trouve point mon logis? Oserais-je croire que je puisse être épargnée malgré l’immensité du temps dont j’ai déjà bénéficié ici-bas? Me serait-il possible de regretter tous ces jours où je n’ai pas regardé un arbre de près? Toutes ces jasettes d’oiseaux qui ont atterri dans mes oreilles sans réponse. L’incessant bruissement des branches s’étirant au soleil, l’effervescence des abeilles, le parfum des fleurs et l’amitié des animaux? Toutes ces occasions magnifiques que j’ai ratées parce que je me pensais plus importante ailleurs. Tant de jours et de tant d’années à laisser fondre la neige, verdir le gazon, rider ma peau et faiblir ma verve!
Et pourtant, pourtant.
« Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir », disait Théocrite, (poète grec né en 310 av. J.-C.). Et c’est justement dans cette espérance bénie que je veux m’immerger et renaître meilleure, plus lucide, plus attentive et plus admirative de cette sérénissime dame Nature coordonnant toute l’organisation physique de notre planète.
Vous vous en doutez, ces dix dernières semaines de confinement auront suffi à ce que je devienne totalement consciente de l’importance monumentale de la Nature.
Moi qui viens d’un fleuve descendant vers la mer entre les falaises rouille de la Gaspésie, je n’ai remarqué des champs que les petites fraises sauvages avec lesquelles maman nous faisait de la confiture. Puis, vite harponnée par l’obligation de nourrir mes propres bambins, j’ai joint le marathon de la vie sans même m’informer de la prime au gagnant. J’ai cuisiné, travaillé et bûché à outrance jusqu’à ce que mon Soleil éclaire tout un pays. Puis, des centaines de personnes ont pris la relève.
Ma récompense ultime, elle, a tout simplement germé en moi, pendant ces longues semaines d’accalmie. Peut-être est-ce en mars, en marchant dehors, qu’une céleste semence enveloppée dans un flocon de neige est tombée sur ma tête, a glissé dans mon oreille et a rejoint dans mon cœur, un terreau avide d’aimer.
Ou peut-être est-ce encore moi, en avril, marchant dans les rues des quartiers habités en voulant sauver les petits bourgeons des branches incongrues, coupées et jetées à la rue.
Chaque jour, je ramassais discrètement quelques branches et les ramenais à la maison pour les déposer dans un vase d’eau fraîche. Sur ma grande table trône désormais un beau bouquet de bourgeons que j’ai inondé de becs et de gentils petits mots d’amour. Et ce matin, le bouquet est presque un arbre rempli de jeunes feuilles toutes heureuses d’avoir chaud dans ma grande cuisine.
Comme les branches, je suis moi-même en train de refleurir, plus compréhensive, plus heureuse et totalement convaincue que la bienveillance, l’affection et l’amour sont les meilleures vitamines de croissance.
Cet immense privilège que nous avons d’être vivant, puissions-nous en faire bon usage en aimant davantage.
❤️
Cora
PS : Montagne de becs sucrés à chacun d’entre vous
Ce matin, je ravive pour vous un autre souvenir de mon enfance. Mon père avait profité du long week-end de l’Action de grâce pour contenter frérot qui voulait voir un ours, « un vrai », avant que la neige ne se mette à blanchir le décor. Papa a demandé à notre oncle Gaston si nous ne pourrions pas emprunter son « shack », en plein cœur de la forêt, pour nous rapprocher de la nature. Et des vrais ours.
La valise familiale débordait de lainages de toutes sortes, de jaquettes en grosse flanelle, de doublures en feutre pour les bottes et chaque marmot portait son parka boutonné jusqu’au cou. Nous étions entassés dans la bagnole et nous avions hâte d’arriver. Puisque le « shack » n’avait ni eau courante ni électricité, maman avait préparé et placé les victuailles dans une glacière et une grosse boîte à lunch en métal pour éviter de répandre trop d’odeurs de nourriture autour du camp.
Papa immobilisa enfin la voiture, maman décolla la toute petite de son sein et frérot sortit en vitesse. À peine arrivés, il fallait d’abord explorer les lieux, une mission que frérot lui croyait destinée. « Attends ton père avant de rentrer là-dedans! », avertit maman. Les deux hommes entrèrent pour faire le tour et s’assurer que c’était sécuritaire pour notre famille. En mettant le pied dans la baraque, nous avons rapidement constaté que le « shack » consistait en une seule grande pièce avec un poêle à bois rafistolé, probablement par oncle Gaston, dont le tuyau, agrippé au plafond, sortait par un trou percé dans le mur au-dessus de l’unique porte, et un pot en tôle avec un couvercle pour les besoins trônant dans un coin. Dans le coin opposé, on trouvait un seul lit double dans lequel seraient cordés les trois enfants au centre, flanqués d’un parent de chaque côté pour éviter qu’un de nous tombe sur le sol durant la nuit. Le bébé dormirait dans un moïse prêté par la voisine, attaché à une chaise et placé près de l’oreiller de maman.
Sœurette avait la tête enfouie sous un oreiller et moi, à quatre pattes sur le plancher, je bougeais désespérément le berceau pour essayer d’endormir la toute petite qui braillait à s’en arracher les poumons.
À mesure que la noirceur gagnait du terrain dans la cabane, maman accélérait le pas. Marchant de long en large, elle tempêtait contre notre père. Comment avait-il osé sortir sans la prévenir? Pourquoi avait-il entraîné son seul garçon dans la nuit qui s’installait sans crier gare?
— « Il voulait inspecter les lieux », que je lui répondis calmement, même si la question ne m’était pas réellement adressée. « Il voulait être prêt pour demain matin ». Mes mots ne suffirent pas à la rassurer. Maman fixait le fusil dans son étui, accoté au mur. « S’il fallait qu’il en ait besoin! », murmura-t-elle, inquiète.
Papa et frérot ne revenaient pas. La nuit s’annonçait infernale! Quand les pleurs de la plus jeune finirent enfin par s’apaiser, c’est le grognement d’un ours qui capta l’attention de nos oreilles pourtant assez éprouvées. Apeurées, nous entendions clairement le bruit des griffes contre la porte d’entrée. Maman avait pourtant ramassé jusqu’à la dernière miette du pain ayant servi aux grosses beurrées à la mélasse que nous avions dévorées avant d’enfiler nos jaquettes. Terrifiée, elle poussa la table contre la porte. Elle grimpa sur une chaise et recouvrit la seule fenêtre du campement avec son manteau, puis ordonna à ses deux fillettes de la rejoindre dans le lit.
Elle voulait prier, me dit-elle; mais sa gorge restait nouée. Au lieu de réciter des mots, elle avalait de longues gorgées d’angoisse. Ses paupières papillonnaient d’effroi. Ses mains, facilement la proie de l’eczéma, devinrent toutes rouges.
Je devais être âgée d’environ 6 ans et je savais écrire des mots. Dans ma naïveté enfantine, j’ai pensé à en écrire partout sur les murs avant d’être dévorée par l’animal qui rôdait autour du « shack ». Agenouillée devant le lit, maman ne parlait plus, mais avec ses bras et ses mains, elle insistait pour que nous restions collées à elle. Je suis demeurée dans les bras de ma mère un si long moment que je me suis crue au paradis, même si la peur que nous vivions était infernale. La chaleur de son corps avait réussi à nous calmer et sans que nous nous en rendions compte, le sommeil s’est étendu dans le lit tel un édredon de rêves. Peut-être nous guiderait-il vers une clairière de bleuets sauvages? Ou sur la grève chaude de la Baie-des-Chaleurs? Ou sinon chez tante Hope, qui habitait à Saint-Alphonse et qui nous laissait caresser ses gentils moutons?
À l’aube, c’est papa en personne qui réveilla notre campement. Frérot croulant de fatigue, mais encore rempli d’excitation, insistait pour nous raconter leur nuit dans un arbre! Haute comme trois pommes, sœurette l’applaudissait comme on le fait pour un héros. Elle aussi, voulait voir un ours!
Notre séjour a été écourté. Très peu de mots ont été échangés, mais comme toutes le filles du clan avaient vécu la frousse de leur vie, les deux gars ne se sont pas objectés. Le lendemain de notre retour, comme tous les dimanches après-midi, papa reprendrait la route avec sa valise de commis voyageur et ses échantillons de petits savons. Heureusement pour leur union, il quittait chaque dimanche en tournée autour de la grosse pointe gaspésienne pour rentrer le vendredi soir. La distance sauvait nos parents, comme le mur de Berlin érigé entre deux partis séparés. Les silences de maman, plus difficiles à vivre que des représailles, s’avéraient la pire des tortures pour papa. Les mains de maman se couvraient alors d’eczéma qui la faisait souffrir et papa avait le cœur qui baignait dans une saumure aigre. Nous, les enfants, ignorions tout de la vie, de leurs vies, de l’amour et du réconfort que procure habituellement la famille. Leurs larmes, versées en silence et à l’abri de nos regards, sauf quand nous arrivions par surprise, emplissaient notre maisonnée de tristesse. Le plus douloureux, c’était leur silence; comme un garde-fou qui doit essayer de nous éviter le pire.
C’est seulement beaucoup plus tard, à la suite de leurs décès arrivés à court intervalle en 1982, que j’appris la raison derrière la lourdeur de leurs chagrins. Maman, en tant que fille, était amoureuse d’un jeune protestant anglophone. Mais, puisque sa famille et le curé du village lui avaient interdit de l’épouser, elle dut rompre avec l’amour de sa vie. Mon grand-père avait neuf filles à marier. Quand il rencontra celui qui allait devenir mon père, il trouva que c’était un bon parti, propre de sa personne, bien habillé, travaillant et surtout épris de sa fille, celle qui avait déjà le cœur brisé. Sous l’insistance paternelle, ma mère épousa mon père. Elle vécut triste et mélancolique la majorité de sa vie après son union. Très tôt après le mariage, elle développa une forme sévère d’eczéma qui lui rongea les mains. Mon père, quant à lui, se révéla être le meilleur des hommes, courageux, responsable et tellement épris de sa femme qui restait de glace que les vieux du village se moquaient de lui.
Je conclus cette triste histoire en vous avouant que je n’ai pas fait mieux qu’eux dans les eaux matrimoniales. Divorcée endurcie, je cherche encore le baume capable d’apaiser mes blessures. Moi aussi, mariée obligée, j’ai assombri la vie de mes jeunes enfants en demeurant dans un mariage sans amour ni affection. Mais j’ai espoir. J’ai beaucoup d’espoir pour mes petits-enfants qui sauront, j’en suis certaine, se libérer des malheurs de leurs ancêtres et construire librement leur propre bonheur.
Cora
❤️
Le temps de quelques lignes, je vais me blottir dans le passé, dans un précieux souvenir d’un après-midi au parc avec Paul. J’avais vingt-sept ans et, depuis sept ans, j’étais l’épouse d’un mari horrible. Paul complétait son doctorat en génie aérospatial. Nous nous étions croisés par hasard dans une bibliothèque de Montréal où j’allais parfois lire loin des regards indiscrets de ma belle-famille. Je lisais en cachette du mari qui m’interdisait de lire et d’écrire. Dans sa tête, calcinée de prétentions et durement forgée par ses succès militaires, il vivait en retard de quelques siècles sur la civilisation. Il ignorait le respect, la bienveillance et l’amour véritable. Je me cachais pour tenter de survivre un tantinet normalement.
Lorsque j’ai vu Paul s’approcher de ma table, mon cœur s’est tout de suite mis à trembloter. Avant cet instant, notre dernière rencontre autour d’un immense feu de joie remontait à l’adolescence. Paul n’était pas un ami proche, mais plutôt mon partenaire de tennis occasionnel dans la ville où nous habitions. J’étais trop jeune et trop naïve pour réaliser ce que signifiait l’étrange courant électrique qui nous ébranlait lorsque nous ramassions ensemble une balle ou que nous nous serrions la main en imitant les pros, à la fin d’un match. J’avais peut-être quinze ou seize ans, j’étais ignorante et troublée lorsque je sentais les yeux de ce jeune homme de bonne famille sur moi. Tout ce dont je me souvenais de Paul en plongeant mes yeux dans les siens, une décennie plus tard, c’était ce fameux feu organisé par la municipalité à la fin de l’été. Il ne me restait qu’une brève souvenance de son regard rivé sur moi au travers des flammes ardentes. Nous étions assis autour du feu, un en face de l’autre. Quelque chose en moi brûlait comme la bûche dans la flamme. Était-ce ma tête ou mon cœur? Durant toutes ces années qui ont suivi, j’ai voulu ressentir à nouveau, ne serait-ce qu’une seconde, la chaleur de ce feu. Assise à la table de la bibliothèque, mes mains peinaient à tenir mon livre.
Paul m’avait-il reconnue? Il a soudainement reculé sa chaise, s’est levé et s’est tourné vers moi. De sa bouche est sorti un sublime « Tu es encore plus belle qu’autrefois! » J’ai cru m’évanouir; mes jambes s’enlisant dans des sables mouvants et mon cœur sortant de ma poitrine en courant. Il faut comprendre qu’à ce moment de ma vie, c’est une femme complètement démolie, inapte à répondre à cette immense douceur qui se tenait devant lui. Mes lèvres tremblaient, incapables de prononcer un seul mot. « Ça te dirait de prendre une marche au parc La Fontaine? », me demanda Paul. En bafouillant, je l’ai suivi. Pour traverser la rue, il a candidement pris mon bras et il me semble avoir eu l’impression qu’un courant électrique transperçait nos corps, comme dans le temps. Il devait l’avoir ressenti lui aussi, car en foulant l’herbe du gazon, il s’est empressé de me dire qu’il était fiancé, avec une actrice, par-dessus le marché.
Paul était désormais un homme et une personne splendide. Aussi beau que mon docteur Jivago! La tête haute, je le suivais vers le lac, mes yeux faisant de leur mieux pour refouler un océan de chagrin. Ma vie de couple me tuait à petit feu. J’étais prisonnière de l’affreux mari et de mes enfants chéris qui n’avaient que moi à aimer. Mes bébés me nourrissant de petites cuillerées d’amour enfantin. Leurs sourires me gardaient en vie.
Nous nous sommes assis sur un grand banc de parc, à une certaine distance l’un de l’autre. Paul m’a consolée sans le savoir en me disant qu’il m’avait cherchée pendant longtemps. Il ne savait aucunement que j’avais moi aussi fait de grandes études. Il ignorait que j’avais dû épouser le père d’un premier enfant arrivé inopinément et que j’avais donné naissance à deux autres enfants après le mariage.
Comme s’il sentait ma peine, Paul prit ma main. Il me redit à quel point il me trouvait jolie, et comment son cœur de jeune homme faiblissait lorsqu’il avait une pensée pour moi pendant toutes ces années. Même s’il m’avait vite fait part de ses fiançailles, il eut la délicatesse d’éviter de me parler de sa dulcinée. J’ai simplement appris qu’ils allaient déménager aux États-Unis pour de meilleures possibilités d’avancement. Tout allait bien pour lui et je devais m’en réjouir.
J’allais bientôt devoir partir pour aller chercher les enfants à l’école. Paul a voulu que je lui laisse mon adresse, mais j’ai refusé. Dans l’autobus qui me conduisait vers l’école des petits, j’avais le cœur brave. J’ai compris que Paul m’aimait; ne fut-ce qu’un seul après-midi d’été. Il s’était intéressé à moi, dans le passé comme dans le présent. Contrairement à ce que me réservait le mari, Paul m’avait complimentée; avouant qu’il me trouvait encore plus belle que l’innocente jeune fille de jadis.
Cora
❤️
Mon premier-né a les doigts maculés de couleurs vives. Il peine, il peint à cœur de jour, cherchant une teinte capable d’endormir ses tourments. Quelques fois, il m’envoie la photo d’une toile plus noire que l’obscurité abyssale et il me demande si j’y vois un dragon. Un quelconque pèlerin perdu dans le bois? Un bateau à la dérive? Ce premier fils est un artiste, il voit des choses avant qu’elles n’existent.
Ce grand garçon de plus de cinquante-sept ans peut passer une semaine entière à coiffer la houle d’une mer agitée, caressant chaque vague qui déferle ou qui se brise sur le rivage. Jouant avec dix teintes de bleu, sa patience est comparable à celle d’un moine bouddhiste. Et moi, d’un jour à l’autre, j’assiste à l’élaboration d’une ébauche qui dure quelques fois jusqu’à plusieurs mois.
Nous avons cela en commun : l’ébauche, tel un premier jet, une forme encore imparfaite que l’on donne à l’ouvrage. Mes brouillons de textes et ses dessins sont très semblables. Ils s’aventurent tous vers un commencement. Un titre éphémère au départ, puis une première couche de couleur, ou une suite de phrases filées, emprisonnées sous une montagne de doutes et d’hésitations.
Les agencements de mots s’avèrent moins salissants que la peinture, mais leur signification met plus de temps à aboutir. Comme des enfants indisciplinés dans une cour d’école, sujets, verbes et adverbes doivent attendre que la cloche sonne pour avancer en ligne droite. Bien souvent, la récréation dure plusieurs jours dans ma tête. Les phrases titubent et louvoient sur une patinoire glissante. J’attends. J’en souffre et je doute de mon talent. J’implore dame créativité de venir à mon secours.
Toi et moi, fils chéri, nous avons commencé nos carrières artistiques sur le tard. Avec nos têtes blanches aussi fougueuses qu’une tempête de neige, nous n’avons ni besoin de savoir qui nous sommes avant de nous lancer ni besoin d’anticiper un quelconque aboutissement. Nous aimons créer, mélanger le rouge et le bleu pour en faire du mauve. Nous exploitons tout ce qui nous inspire; les belles maximes, les livres, les chefs-d’œuvre des maîtres, les citations inspirantes, les conversations entre amis, nos rêves et tout ce qui parle à nos âmes la nuit.
Moquons-nous un peu de Picasso et faisons semblant d’être à sa hauteur! Profitons de ce qui nous nourrit, de tout ce qui nous donne à penser que nous progressons. Faisons confiance à dame inspiration; cette veine nourricière qui alimente la toile et le texte.
L’artiste, fils chéri, se découvre en travaillant, en priant, en enfonçant les touches d’un clavier ou en caressant mille et une fois le même paysage. Il expérimente, il pratique et patauge dans les esquisses des maîtres, imitant ici et là, jusqu’à ce qu’il découvre sa propre singularité, son art. C’est souvent lorsqu’on échoue à copier parfaitement ses idoles qu’on découvre sa propre voie.
Construisons chacun notre propre univers avec quelques vaillants pigeons voyageurs accoudés à chacune de nos fenêtres. Échangeons textes, textos, photos, idées saugrenues, couleurs inusitées et inspirations divines. Et prenons l’air. Respirons à pleines goulées. Le cerveau s’endort s’il reste toujours dans son lieu habituel. La distance et la différence de paysage stimulent l’imagination. Il paraît même que le mauvais temps stimule l’artiste.
Cher fils, sois spartiate, car tout avoir est nuisible à la créativité. Aie confiance en ton ouvrage, au moment magique et indescriptible où un certain coup de pinceau illuminera ton tableau. Savoure cette fraction de seconde où tu expérimenteras la félicité, la surprise et l’émerveillement; cet instant où toutes les forces de l’univers ne feront qu’une et où tu verras ce que personne d’autre ne verra.
Sache que cet instant d’euphorie est comme une drogue. Lorsqu’on y a goûté, on tente à tout jamais de retrouver cette seconde de pure allégresse. Tu dois d’ailleurs savoir que la créativité nécessite 95 % de travail ardu et 5 % d’inspiration magique. La créativité représente un ensemble de compétences que l’on peut arriver à maîtriser en y mettant du temps.
Je tape sur le clavier pendant d’inlassables heures, essayant de construire une phrase époustouflante. J’espère et je prie; quémandant les muses et la grâce du métier. Très cher fils, j’aspire, moi aussi, à ce rare moment de génie où l’imprévisibilité ouvrira la porte à la possibilité.
N’est-ce pas ce que nous sommes en train de vivre, tous les deux? Tu peins le tableau que tu voudrais accrocher dans ton salon. J’ai publié le livre que j’avais envie de lire. Il n’est jamais trop tard, disent les sages. Et moi, ta maman, je chercherai l’aigle noir caché sous tes couleurs vives jusqu’à mon dernier souffle.
Cora
♥️
Je vous l’ai déjà raconté, toute ma vie de jeune fille, je rêvais de devenir écrivaine et la gueuse de vie m’en a longtemps privé. Aujourd’hui, vieillotte aguerrie, l’écriture est l’activité qui me réjouit le plus. J’écris pour partager mon expérience, mes secrets et ma longue vie. J’écris pour semer un peu d’amour et pour en récolter un peu, beaucoup. J’écris surtout parce que je ne peux pas faire autrement.
Je tape sans relâche sur mon iPad pour apprendre à m’aimer et pour découvrir qui je suis. J’écris pour me surprendre avec toutes ces petites révélations qui surgissent; ces secrets enfouis au tréfonds de ma personne. J’écris pour prendre le temps d’amadouer l’incompréhensible de cette vie et pour insuffler un peu d’espoir dans mon cœur cabossé. J’écris pour déterrer le pire et l’occire. J’écris pour garder une trace de ma vie; pour ne pas oublier tous ces petits riens du quotidien et me convaincre que mon vécu jusqu’à présent n’aura pas été inutile. Je le fais pour tenter de savoir ce qui risque de m’arriver. J’écris surtout pour éviter les ensommeillements de mon conscient. Les mots me servent de petits remontants qui, je l’espère, me fourniront de l’encre pour encore plusieurs des années.
Je couche mes mots sur le papier pour mon plaisir et pour faire plaisir aux gens qui me lisent. Toujours, l’écriture me permet de m’exprimer et d’exposer mes idéaux. Je me prends parfois pour un gourou de la plume; créant des mondes, des situations et des mises en scène abracadabrantes, donnant aussi naissance à des personnages, mais les histoires qui naissent au bout de mes doigts se révèlent habituellement véridiques. J’écris, la plupart du temps, pour sortir de moi l’indicible vérité trop bien cachée.
Je noircis des feuilles pour rêver et muscler mon imagination. Je ne sais ni danser, ni chanter, pas plus que je ne sais flirter ou aimer. Je me console en pensant que mon dernier pouvoir magique réside dans un bel assemblage de mots. Mon écriture pourrait-elle ajouter à ce monde quelque chose jusqu’à maintenant inexistant?
Une couronne de fleurs, un trèfle à quatre feuilles, une corneille savante, mon cœur agenouillé. Mes phrases dénuées de sens, mais remplies de poésie.
Ma tête est un cirque et, pourtant, les histoires que je raconte m’aident à survivre. Écrivant dans un café ou assise à ma grande table de cuisine, je tape, je m’amuse, je bricole une histoire. J’écris pour crier que mon cœur contient encore beaucoup d’amour à donner. J’écris pour apprivoiser ma solitude, pour vivre moins triste et pour abêtir mes angoisses inutiles. Je fuis le désert de la page blanche pour me distraire avec l’indiscipline des mots. J’écris pour imaginer le paradis et sa grande porte dorée. J’écris aussi pour réfléchir tout haut aux mystères de l’univers et pour essayer d’amadouer l’incompréhensible.
Avec chaque aube naissante, je me réjouis. J’allume la lampe et j’écris dans mon lit une petite heure. Combattant le vertige d’être encore vivante, j’imagine mon cœur ronronnant d’amour. J’écris pour chasser mes peines incrustées, pour me guérir des griffures du temps et pour sauver mon histoire de l’effacement.
Je prends la plume pour titiller l’inspiration, pour contrer l’abrutissement du quotidien et aussi pour éviter l’engourdissement de mes dix doigts. Il m’arrive d’enfouir ma peine au plus profond de la page.
J’écris pour rendre hommage à dame inspiration, stimuler mon hémisphère créatif, et parce que l’action de l’écriture me procure un immense bonheur.
J’écris pour exprimer mes émotions et surtout mes obsessions.
J’écris pour rattraper ma vie galopant trop vite.
J’écris pour mettre à profit mon originalité d’être humain.
J’écris pour me rendre disponible à l’émerveillement.
J’écris pour apprendre à vivre sans travailler.
J’écris pour devenir quelqu’un de bien.
J’écris pour ne pas pleurer.
J’écris pour apprivoiser la mort.
Très chers lecteurs, n’auriez-vous point, vous aussi, quelques bonnes raisons d’amadouer l’écriture?
Cora
❤️
Le corps dans lequel j’habite commence à m’effrayer. Aurait-il atteint la limite du nombre de fois que ses cellules peuvent se régénérer? Fonctionnent-elles au ralenti maintenant qu’elles ont bientôt 78 ans bien sonnés? C’est certes le cas pour ma mémoire et mes jambes, ces magnifiques jambes qui ont jadis pratiqué le saut à la perche. Athlétiques, elles m’avaient même propulsée jusqu’à gagner une compétition intercollégiale à Montréal. Je les vois encore sautant dans les airs, longues, minces et agiles.
Lorsque je vois de jolis visages qui vieillissent derrière l’écran de ma télé, je paralyse. Mon regard rivé sur le plasma, je touche mes joues un peu dégonflées, mes lèvres qui se froissent et mes yeux reculant dans leurs orbites.
Selon moi, un des mots les plus élégants du vocabulaire à propos des gens matures est certainement « mûrissement ». Arrêtez-vous un instant pour y réfléchir. Ce magnifique mot signifie s’acheminer lentement vers la maturité plutôt que vers la déconfiture.
Avec ma manie de manger des pommes à tout bout de champ, j’en achète tellement qu’il arrive que quelques-unes ratatinent avant que je n’aie la chance de les croquer. Presque imperceptiblement, la masse corporelle du fruit défendu se déshydrate, s’affaisse, s’amoindrit, et sa peau ramollit. Même si sa chair se révèle encore bonne à la consommation, son enveloppe se détériore.
Mon visage est tout probablement à l’image de cette pomme rabougrie, mais avec de belles barniques colorées accrochées au nez! C’est d’ailleurs grâce à ma vue contrôlée annuellement par l’opticien du canton que je continue à bien voir mes mots qui s’écrivent et s’envolent aux quatre vents.
À ce que j’ai lu sur le sujet, la perte de volume et d’efficacité des trois couches cutanées entraîne un certain nombre de changements : perte d’élasticité, perte de lipides essentiels, diminution du nombre de terminaisons nerveuses cutanées et perte de sensibilité. Seigneur, aidez-moi! Mais le pire, et personne ne s’en doute, c’est la réduction du nombre de glandes sudoripares et de vaisseaux sanguins qui provoque une baisse de la capacité de la peau à se protéger de la chaleur. Donc, en plus de moins bien tolérer les rayons du soleil, nous faiblissons plus facilement sous la chaleur, même si nous n’avons plus chaud comme dans notre plus jeune temps! Je ne m’étendrai plus jamais dehors!
Pourtant, je me rappelle parfaitement les années où j’avais toujours chaud : l’époque de mes bouffées de chaleur de cuisinière ménopausée. Dans ma première toute petite cuisine, je cassais des œufs, je tournais des crêpes et j’endurais. J’étouffais de mon mieux mes sensations et, lorsqu’une intense chaleur me détrempait le chignon, j’appelais ma fille en renfort pour qu’elle prenne ma place une petite trentaine de minutes devant la plaque chauffante. Si je lançais la phrase codée, « les tortellinis bouillent », elle comprenait subito presto.
Cette jolie expression, chères lectrices, je vous la prête avec grand plaisir si le besoin s’en fait sentir.
Dieu merci, je ne vois pas mes fesses pendouiller. Pourtant, c’est à cause de ces fesses mollettes que mes jambes tirent de la patte. Pendant la pandémie, j’en ai marché un coup, mais, depuis que la routine avec mes amis au café s’est établie, mon arrière-train est toujours assis. À force de taper sur un clavier et d’empiler des brouillons d’écriture, tout mon bas du corps s’ankylose et mes pauvres belles jambes de jadis me réveillent la nuit. Je dois alors sortir du lit et marcher une bonne quinzaine de minutes de bord en bord dans la maison jusqu’à ce que la douleur se rendorme.
Vous le savez bien, je raffole des couleurs. J’aimais garnir mes assiettes à déjeuner de beaux fruits colorés. J’aime m’habiller de coloris éclatants et variés. Pourquoi croyez-vous que je colore la vêture de ce corps qui s’apprête à perdre la bataille contre l’âge? En ouvrant vos écrans pour me lire, ne voyez-vous pas les couleurs vivifiantes, les jolies épinglettes qui sont pour moi comme des distinctions honorifiques récompensant la vaillance et le courage de vivre? Avant de plier bagage, remercions nos charpentes bringuebalantes de nous avoir menés si loin et félicitons-nous d’avoir vécu.
Pour plusieurs, puisqu’ils s’en inquiètent, la lente décrépitude du vieillissement empire. Comme si un démon aux cornes roses mettait tous les maux de la terre sur le compte de l’âge. Une moustache pousse aux carottes oubliées et des tubercules se pavanent sur la caboche des patates trop fripées. Selon moi, l’âge n’a pas d’âge, mais le vieillissement, même s’il me déplaît, est incontournable. Certes, certains changements physiologiques apparaissent. Advienne que pourra!
Ce matin, j’ai voulu me moquer un peu de la mortelle charpente qui nous semble si précieuse. Il faut la traiter avec soin pour l’aider à traverser autant de bonnes années que possible, mais, pour le reste, il ne s’agit que d’un bouddha d’apparat décorant nos vies et nos petits palaces.
Notre vraie nature est invisible à l’œil nu. Comme une sève miraculeuse qui nous abreuve, nous construit et nous différencie. Cette véritable nature brille comme une lumière en nous, une flamme dont nous avons le devoir d’entretenir le feu.
Je prends de l’âge; je m’amenuise, je m’affaiblis; je meurs à petits bonds d’une terrible lenteur. Chaque orteil et chaque doigt grimpent l’un sur l’autre comme s’ils tentaient de fuir leur destin.
Ma mémoire est une cuvette trouée qui a même réussi à oublier ce qui me faisait ruer dans les brancards dans le temps. Mon vieux cœur presque aussi vide qu’une église espère toujours arriver à combler quelques désirs.
Vieillottes, lasses et malhabiles servantes, mes mains préfèrent encore ÉCRIRE. Elles insistent pour continuer à me raconter.
Plus que tout l’or, la myrrhe et l’encens, ces précieuses mains ne veulent pas redevenir poussière.
Cora
♥️
Aurais-je pu trouver ici-bas un homme valeureux, serviable et gentil, comme mon grand-père Frédéric? Je l’aimais tellement! Je l’aidais à faire les foins, à déterrer les patates, à ramasser les blés d’Inde et les noisettes à la fin de l’été. Souvent, lorsque ma mère avait une poussée d’eczéma, grand-père nous amenait à l’école. Lui encore qui nous gardait lorsque les époux se chamaillaient. Aurais-je pu m’amouracher d’un homme qui cumule toutes les vertus de mon grand-père? À cent mille à l’heure!
Aujourd’hui, les hommes qui pourraient m’accompagner et que je côtoie quotidiennement sont aussi vieux que moi. Ils ne s’imaginent plus avoir trente ans, ni même cinquante. Au café chaque matin, je les zieute, les examine et les compare. J’aime me faire croire que ce lien d’amitié que nous avons tricoté ensemble est tellement plus fort que la sensation d’être amoureuse. Tout probablement, mes fidèles amis liront mes écarts de conduite et les jugeront, j’espère, avec indulgence. Même une femme aussi audacieuse que moi déraille à l’occasion et s’écarte du bon sens. L’ivresse amoureuse est tentante à tout âge, très chers lecteurs et lectrices!
Lorsque dame Natasha, celle à qui j’ai confié le mandat de me trouver un amoureux grâce à son agence de rencontres, m’informe qu’il me reste un dernier chocolat dans l’assiette, j’ai envie de tout foutre en l’air. Ce marchandage amoureux m’agace, m’irrite, m’horripile et m’exaspère.
Dring, dring!
— « Bonjour, monsieur Renato. Comment allez-vous? Dame Natasha insiste pour que vous et moi piquions une petite jasette avant de nous rencontrer en personne. »
— « Va bene », murmure l’homme à l’accent italien.
— « Travaillez-vous encore? Pardonnez-moi mon impolitesse, mais quel âge avez-vous? »
— « Dimanche, bambini fêter 75 ans », me répond-il dans son charmant français approximatif.
— « Pourrais-je savoir où vous demeurez? »
— « Condo mais veux trouver bonne femme pour villa en Italie et maison en Floride. »
Il poursuit, mais l’homme de peu de mots ne m’impressionne absolument pas. Je n’ai même pas envie de le rencontrer. Mais Natasha la marieuse insiste pour faire son job jusqu’à la fin. Elle nous planifie un rendez-vous vers midi dans une pizzéria huppée du Marché Central; d’ailleurs assez près du condo du vieil Italien. Alors je dis OUI! Pas parce que je veux contempler sa binette ni son logis, mais parce que j’aime surtout la pizzéria Giulietta.
Et donc, comme convenu, trois jours plus tard, j’arrive à midi pile à la pizzéria. Je retire mon manteau et commande un grand latté pour me réchauffer. Lorsque l’Italien arrive, je constate qu’il est haut comme trois pommes et, selon mes goûts, plutôt laideron. J’ai juste envie de lever les feutres, mais je reste tranquille.
Le petit homme enlève son paletot fait sur mesure, j’en suis certaine, et un gentil serveur l’installe à ma table. Il commande un Amaretto Sour qui arrive aussi avec un petit plateau de noix mélangées offert par la maison. L’homme serait-il un client habitué de l’endroit? Mon cavalier tout souriant m’informe du nom de l’interprète de la chanson que nous entendons et il tape du pied en croquant ses noix.
— « Pas très faim », m’annonce-t-il, mais aime beaucoup chansons de mon pays ».
Quant à moi, j’ai quand même envie de déguerpir à chaque bouchée de l’excellente pizza de chez Giulietta. Mais je reste, polie. Je redemande un latté bien chaud. Quelque trente minutes plus tard, j’invoque un ultime prétexte pour disparaître.
Dehors, le jour lentement blêmit. Là-haut pourtant, dans un ciel bleu-mauve, deux petits nuages s’entre-regardent. Seraient-ils amoureux l’un de l’autre? Toutes ces poignées de « je t’aime » que j’emmagasine depuis toujours, que vais-je en faire? Du sucre à la crème, des pots de confitures, des Lettres du dimanche? Quant à mon cœur amoureux éparpillé en mille miettes, je devrai sans doute le lancer aux quatre vents pour que les anges l’attrapent.
Cora
💖
Très chers lecteurs et lectrices, en continuant à me lire, vous m’apprenez à écrire. Pour moi, cette blancheur de la page est comme un ciel rempli de miracles. Toute ma jeune vie, j’avais tant souhaité noircir des lignes et, aujourd’hui, ma tendre vieillesse m’encourage à le faire. Un sourire, un p’tit bec à la sauvette, un œil compatissant; j’écris, ces temps-ci, pour apprendre en quoi consiste le véritable amour.
Aurai-je moi-même assez de temps pour trouver une réelle âme sœur? Combien d’hommes ou de femmes ont l’occasion de vivre un grand amour? Une fois ou deux, peut-être trois durant leur vie, s’ils sont chanceux?
Même si ses deux premiers candidats n’ont pas fait l’affaire, dame Natasha, l’experte de l’agence de rencontres que j’ai mandatée pour m’aider à trouver le bon homme pour moi, m’informe qu’elle n’arrête pas de chercher. Sait-elle à quel point le temps file vite? Mes dernières belles années passent et s’effritent.
AU SECOURS! RESTERAI-JE VIEILLE FILLE JUSQU’À CENT ANS?
— « Très chère Claudia, me lance-t-elle, n’oubliez pas votre nom d’emprunt! ». Un troisième candidat a très hâte de me rencontrer.
Après la conversation téléphonique d’une trentaine de minutes nous servant de préambule, je m’imagine au septième ciel. Je n’ai mal nulle part, mais ce soupirant dirige, sur la Rive-Sud du Grand Montréal, une usine de petits appareillages vendus dans toutes les pharmacies canadiennes : bas de contention, ceintures lombaires, bandages, grenouillères, chevillères, semelles orthopédiques ou amovibles, bandages élastiques et corsets de tout acabit. Devrais-je me casser la patte pour le rencontrer plus rapidement?
— « Dame Natasha, quand pourrais-je faire sa connaissance? »
— « Soyez patiente! Votre prétendant se trouve présentement en voyage d’affaires à Chicago. »
Je comprends. Cet homme mène probablement la même vie que moi du temps où j’ouvrais des restos un peu partout au Canada. Même si j’avais rencontré mon bel Omar Sharif en personne, je n’aurais pas eu le temps de lui piquer une jasette!
Impatiente et un tantinet contrariée, j’ai l’impression de n’écrire que des commencements d’histoires qui avortent aussi vite que des bulles de savon dans ma caboche. Grand midi, je casse trois petits œufs dans une poêle brûlante. Avec un quignon de pain, un triangle de fromage et deux tranches de jambon Première Moisson, je m’installe pour manger devant mon iPad. Ai-je vraiment faim? Je repense à cet homme d’affaires. Aimera-t-il mes confitures maison? Mon style coloré, mes mots sortant de l’ordinaire?
Quelques jours plus tard, dame Natasha m’apprend que le voyageur est de retour à Montréal et qu’il désire déjeuner avec moi ce samedi qui vient. Il pourrait réserver chez Leméac.
— « Qu’en pensez-vous, chère Claudia? », me questionne-t-elle.
— « C’est parfait! Je connais l’endroit et j’y serai à 10 h. »
Très tôt le samedi matin, le tralala des essayages de ma grande garde-robe me donne le tournis. J’essaie une robe rouge un peu trop voyante, une rose trop pâle pour l’automne, une bleue un peu trop courte et, finalement, j’opte pour un pantalon gris pâle et un chandail assorti.
L’homme arrive, tiré à quatre épingles et sérieux comme un pape. Il a réservé une table pour quatre en plein centre du restaurant.
— « Enchantée de faire votre connaissance, cher monsieur. Attendez-vous quelqu’un d’autre? »
— « J’aime être à mon aise dans ces foutus restos trop achalandés et trop tassés. Je préfère les grandes tables avec plus d’espace. »
— « Auriez-vous préféré aller au Ritz? »
— « C’est du pareil au même. Trop ordinaire et trop cher! Sauf qu’ici, c’est l’excellent saumon fumé maison qui attire la clientèle. »
— « Je suis d’accord! C’est aussi mon plat préféré. »
Nous devrions bien nous entendre! Mais je déchante rapidement lorsqu’il a presque rudoyé un apprenti serveur qui lui a proposé du rouge au lieu du blanc pour accompagner le poisson. Vitement rassasié, l’homme ne m’a pas même offert un dessert. Ni lui ni moi n’avons terminé notre vin et j’ai conclu que j’avais encore perdu mon temps. En sortant du restaurant, l’homme m’invite à marcher quelques pas pour digérer. Étonnée de sa demande, j’y consens tout de même. À peine quinze minutes de marche apaisent le bougon. Il me lance quelques compliments à la sauvette et m’invite chez lui, dans sa grosse propriété sur le bord du fleuve à la hauteur de Verchères. Misère! Je suis découragée!
— « Les employés, avance-t-il, sont en congé le week-end et Madame pourra même rester pour la nuit si elle le désire.
— « Non, non! Non, merci! ». Je suis stupéfaite.
Encore quelques pas et l’homme s’arrête. Un chauffeur à casquette blanche ouvre la porte arrière d’une bagnole de luxe que je ne connais pas.
— « Chérie, allons faire un p’tit tour avec ma nouvelle Bentley », me dit-il en m’encourageant à prendre place sur le siège arrière de sa grosse bagnole. Mais je refuse net. « Non, non! » Je reste un moment sur le trottoir en cherchant ma Mini des yeux. Lorsque je la vois, un coin de rue plus loin que la grosse Bentley, je décampe. Je cours presque. Je déverrouille ma Mini, j’ouvre la porte, je m’engouffre dans l’auto et m’y embarre sur le champ.
À SUIVRE POUR LA CONCLUSION.
Cora
❤️
Dans ma tête, tout le bla bla de la marieuse s’est vitement effondré. Allait-on me reconnaître à chaque coin de rue? Je n’y avais jamais pensé. L’ancien professeur de philosophie avait certainement les moyens de m’amener au Ritz, et c’est tant mieux. Mais une femme comme moi, ça ne passe pas inaperçu et la marieuse aurait dû m’avertir d’être plus discrète, du moins, au début.
— « Oui, chère Natasha. J’aurais dû éviter le Ritz et mes anciennes adresses de femmes d’affaires où je risquais d’être reconnue ».
Les personnalités publiques éprouvent parfois plus de difficulté à rencontrer des personnes qui sont réellement intéressées à elles, pour qui elles sont, au lieu de s’intéresser à leur vie sociale ou à leur compte en banque. Si le rouquin ne m’avait pas reconnue avec mon prénom fictif, le maître d’hôtel lui avait offert ma véritable identité sur un plateau d’argent.
Le premier prétendant attablé devant moi s’est comporté comme s’il ignorait qui j’étais. Lui-même un habitué de l’endroit, il me posa quelques questions du genre avez-vous déjà été mariée ou êtes-vous veuve ou célibataire et depuis quand? Travaillez-vous encore? Et patati et patata. Il finit par suggérer que nous allions boire un digestif au grand bar du rez-de-chaussée de l’hôtel. Et j’ai encore accepté!
– « Limoncello, amaretto, cognac, porto, mandarine Napoléon? »
– « S’il vous plaît, j’aimerais bien un troisième latté. Je n’aime pas trop l’alcool, mais j’adore le café! »
Bien assise sur le nouveau canapé bleu azuréen du grand hôtel, l’homme roux me parle de voyages. Il me montre son billet d’avion, direction Dubaï. Malgré mes trois lattés, ma tête et mon cœur s’assèchent.
— « Quand partez-vous? », lui demandais-je pour meubler la conversation.
— « Jeudi, le 4, dans exactement 5 jours! », répond-il avec grand enthousiasme.
— « Quand reviendrez-vous? »
— « J’ai un billet ouvert. Peut-être que ça pourrait dépendre de vous!
— « Que voulez-vous dire, monsieur? »
— « Louons-nous une chambre et amusons-nous un peu! »
OUASH! OUASH! OUASH! AU SECOURS!
De retour à la maison, je m’agenouille et remercie le grand manitou et tous ses anges de m’avoir sauvé de l’opprobre. Quelques jours plus tard, je raconte à Natasha mon déjeuner au Ritz et elle me reproche de ne pas avoir suivi son avertissement en ne passant pas trop de temps en compagnie de l’homme. J’ai passé presque cinq heures avec une belle tête de malappris!
La marieuse me suggère un deuxième candidat. Elle m’avertit que cet homme est très bien, mais immensément malheureux. Son épouse adorée est décédée depuis presque un an et ses trois grandes filles musiciennes insistent pour que leur père retrouve le goût de vivre.
Comme je connais un peu mieux la routine, je me laisse tenter par ce deuxième chevalier. Ces filles auraient-elles un papa chef d’orchestre? J’ai hâte d’entendre un peu de musique.
Je suis la recommandation de Natasha et nous faisons d’abord connaissance au téléphone. Tout semble bien aller! Aucune fausse note, dirais-je. Je peux donc étirer ma chance et rencontrer le futur bon candidat. Surprenamment, j’apprends que l’homme réside à une petite douzaine de kilomètres de ma maison. Il me texte pourtant l’adresse du restaurant LES ENFANTS TERRIBLES du Centropolis de Laval. Seraient-ce ses trois grandes filles qui ont choisi l’endroit de ma prochaine rencontre?
Arrivée la première, je cherche un coin retiré pour me cacher. Un serveur en grand tablier noir arrive et m’offre quelque chose à boire pour patienter. Je lui commande un grand café avec deux crèmes.
— « Dites-moi, jeune homme, où se situe la salle de bain? »
Lorsque j’en reviens, je vois un vieillard chauve essayant malaisément de se lever pour me serrer la pince. L’homme serre pourtant ma main si fort qu’on dirait qu’il voudrait la garder pour toujours! J’ai tout de suite l’impression que quelques larmes parlent à sa place. J’essaie d’être gentille, mais les mots dans ma bouche se noient de tristesse. L’homme a oublié ses lunettes de lecture et j’épluche le menu à sa place. Il se souvient soudainement qu’à sa dernière visite avec feu sa tendre épouse, ils avaient tous les deux mangé du pâté chinois.
Ce sera un pâté chinois pour monsieur Bernard et moi, je resterai vieille fille jusqu’à cent ans!
À SUIVRE.
Cora
❤️
La vigilante marieuse insiste sur la qualité de ses candidats. Quatre hommes de bonnes valeurs, d’âges compatibles avec le mien, instruits, bilingues ou trilingues, un musicien, un homme d’affaires, un grand voyageur et un professeur de philosophie à la retraite.
— « Wow, chère Natasha! Et moi, serai-je à la hauteur? »
— « Ne vous inquiétez pas! Vous êtes encore attirante. Nous avons compilé les réponses des quatre concurrents et nous pensons que chacun d’entre eux pourrait vous ravir. N’ayez crainte, car vous n’aurez que l’embarras du choix. »
— « Quand pourrai-je les rencontrer? »
Les gens paient généralement des assurances pour que rien de fâcheux ne leur arrive. Mais l’amour, le grand, le solide, le magnifique, est-il seulement garanti? Mes petites cornes de femme d’affaires habituées à me faire douter, parlementer, négocier ou monnayer font surgir la question : que vais-je en faire?
— « Oubliez vos cornes et laissez votre petit cœur parler, me répond la marieuse. Chaque femme a le droit de trouver son prince charmant ».
J’avais trouvé le mien à 18 ans. J’en rêvais, tellement il était beau! Jamais, cependant, je n’ai pu lui serrer la pince parce qu’il gagnait sa vie comme acteur au cinéma. En effet, lorsqu’en 1965 le fameux film « Le Docteur Jivago » est arrivé dans les salles de cinéma, la terre entière a découvert la beauté et l’immense talent d’Omar Sharif, le très célèbre comédien qui incarnait le docteur Jivago. J’avais visionné cette histoire d’amour une vingtaine de fois avant même que le vilain ogre charcute mon cœur.
— « Dame Natasha, aidez-moi. Ayant si peu d’expérience des choses de l’amour, comment pourrais-je choisir le meilleur homme pour moi? » J’appris ainsi que je devrais d’abord avoir une conversation téléphonique avec chaque candidat avant que nous décidions de poursuivre.
— « N’oubliez pas d’utiliser votre nom fictif (Claudia) en parlant à chaque candidat! Quelque trente ou quarante minutes suffiront pour un premier contact. »
— « Mais qu’est-ce que je leur raconte? Que je suis une vieillotte inexpérimentée à la recherche d’un prince charmant? Dame Natasha, dites-moi, les hommes sont-ils plus dégourdis, fonceurs, adroits, et entreprenants? »
Peut-on connaître les tréfonds de l’autre lorsqu’on a soi-même mille difficultés à ouvrir son propre cœur? Dix mille sentiers brouillent l’adresse du véritable bonheur. Toute cette aventure vaudra-t-elle son pesant d’or?
Que vend la marieuse, au juste? Même pas une toute petite assurance de succès! Quatre conversations téléphoniques avec quatre voix d’hommes; quatre rencontres en personne garanties si personne ne se désiste. Seul un très long questionnaire d’environ 200 questions nous lie. Où en suis-je avec toutes ces balivernes? Dame Natasha devine mon état d’esprit et me convainc de poursuivre le programme. Dès ce soir, elle me mettra en communication téléphonique avec un premier candidat.
Professeur de philosophie à la retraite, le premier prétendant s’annonce comme un grand sportif à tête rousse pratiquant le ski, le golf, le tennis, le vélo de montagne et l’équitation.
Essoufflée comme je suis rien qu’à écouter son discours, mon cœur tombe du cheval juste à y penser! Mais j’aime la philosophie. J’aime aussi sa belle tête rousse aperçue en photo. Ce premier homme pourra-t-il m’aider à comprendre Martin Heidegger, celui qui, pour moi, s’avère le philosophe le plus influent du XXe siècle?
Natasha me suggère d’accepter une courte rencontre en personne. Un déjeuner, un latté dans une pâtisserie ou une promenade au parc Lafontaine. « Attention, par contre! », me prévient-elle. « Défense de passer toute la journée avec lui ». Les rencontres trop longues peuvent laisser entrevoir trop de choses.
L’homme à tête rousse me suggère un déjeuner au Ritz et je dis OUI! Pourquoi pas? C’est à ce Ritz que je me rendais d’ailleurs jadis chaque mois pour un déjeuner-causerie de femmes d’affaires.
Dans la longue file d’attente, une tête rousse bien garnie attire mon attention. La trouille s’empare de moi. Je le trouve trop beau, trop jeune et le suppose plus intelligent que moi. Cet ancien philosophe connaît certainement par cœur toute la descendance de l’homme de Cro-Magnon.
Je deviens nerveuse. J’ai faim. J’ai tellement hâte de boire mon premier café! Puis le maître d’hôtel me reconnaît et m’invite à m’asseoir à l’une de ses meilleures tables qu’il garde pour ses bons clients. Claudio, le plus vieux serveur du Ritz, m’aborde avec un immense sourire.
J’hésite, je zieute, je cherche la tête rousse. J’avertis le maître d’hôtel que j’attends quelqu’un. L’homme roux me rejoint enfin à la table. Devinera-t-il qui je suis? Il s’assoit, me dévisage et semble se demander s’il me reconnaît de quelque part.
— « Chère dame Cora, lance Claudio, vous ne vieillissez jamais? Ça fait trop longtemps qu’on ne vous a pas vue! Ce midi, je vous propose notre fameuse quiche sans croûte aux champignons, poireau et fromage de chèvre. Qu’en pensez-vous? »
À SUIVRE.
Cora
❤️
Femmes ou hommes esseulés, que cherchons-nous? Une présence, un compagnon, une compagne, peut-être le véritable amour? L’autre qui écoute, l’autre qui attend; une voix qui répond oui, ou peut-être non.
J’ai tellement de difficulté à imaginer une présence constante à mes côtés. Embarrassante ou bénie, l’imagination me manque et peut-être aussi l’expérience. Pour tout dire, je n’ai jamais fréquenté un réel cavalier. Oui, peut-être. Je me rappelle mon bal de finissants. Un joli jeune homme frisé comme un mouton m’avait tendu la main. Mal à l’aise dans mes souliers tout neufs, j’avais osé dire au jeune homme que je ne savais pas danser.
Depuis toujours, je manque de féminité, de grâce, de douceur et de finesse. Peut-être est-ce de ma faute? J’ai été élevée à la dure et je me suis mariée obligée avec le pire des prétendants. Lorsque cet oiseau de malheur s’est finalement enfui dans son lointain pays, j’ai prié pour que le dieu Thor, le fameux dieu du tonnerre, m’empoigne et me secoue jusqu’à ce que j’apprenne à gouverner ma vie. Je suis devenue une femme d’affaires intéressante et florissante, mais je n’ai jamais réellement pris de temps pour moi.
Natasha la marieuse, une belle jeune femme dont la passion est de rendre le plus de gens heureux et bien accompagnés, adore son travail et toutes les facettes du jumelage d’amoureux potentiels. Elle agira avec moi à titre de coach pour désamorcer mes craintes, mes interrogations et les petits désespoirs qui ne dureront qu’un moment, me laisse-t-elle croire.
Par un matin d’octobre frisquet, persévérante et optimiste, j’enfile mon latté au café du village. Ne faut-il pas assez le vouloir pour s’engager à traverser à la nage une rivière bourrée de requins? Il faut du moins le vouloir assez pour remplir candidement un très, très long questionnaire qui deviendra « mon profil ». Ce profil doit rester démuni de poésie, de vaillants adjectifs et de détails embellissants. Est-ce que je me connais suffisamment pour mener à bon port ce périlleux devoir? Vaille que vaille, je ne serai ni trop sévère avec moi-même ni trop pessimiste face aux griffures de l’âge.
« Tout le monde vieillit », me rassure la gentille Natasha.
Tout ce que je désire, c’est de rencontrer un homme bon, gentil et poète à ses heures. Ne sait-on jamais, mes lignes, ses lignes, comme des notes de musique, pourraient s’harmoniser ensemble. Je me connais si peu. Je suis telle une chaîne de petits volcans qui allument des feux, et celle qui, bien souvent, les éteint en désespoir de cause.
Comme dirait la Française Laure Adler avec ses lunettes de soleil en forme de cœur : « l’âge, cette épouvantable cinquième saison » bousille, disloque et sabote notre tranquillité. Que peut-on espérer lorsqu’il n’y a que la fin à se souhaiter?
Pourtant, j’attends paisiblement qu’une main brune, rose ou noire s’accroche à mon bras. Ce long questionnaire m’apprendra-t-il quelque chose à mon sujet? Où est-il, cet être tant souhaité? Cette âme sœur que j’attends depuis si longtemps? Verra-t-elle quelques branches de sapin dans mes yeux verts? Aimera-t-elle mon allure mi-figue, mi-raisin?
En ce matin d’octobre 2021, l’homme de mes rêves lit peut-être son journal dans un aéroport. Ou il taquine les dernières petites truites de l’été au bout d’un quai. Cette chère Natasha me garantit de bons candidats, quatre profils compatibles avec les 200 questions auxquelles j’ai moi-même répondu.
L’homme, le vrai, le bon pour moi, c’est tout probablement un personnage de roman que je n’ai pas encore écrit.
À SUIVRE.
Cora
❤️
En septembre 2021, j’ai finalement décidé de passer à l’action. J’ai appelé la fameuse agence de rencontres pour prendre un rendez-vous avec une certaine dame Natasha qu’une bonne copine m’avait chaudement recommandée. J’ai voulu décommander dix fois au moins, mais, courageuse et résolue, j’ai tenu bon. Dame Natasha allait me réserver deux grosses heures pour remplir toutes les formalités nécessaires. C’est donc ainsi que, le jeudi 30 septembre, endimanchée d’un bel ensemble rose-Kennedy, j’allais devoir me faire photographier sous tous mes meilleurs angles.
Avais-je autant envie d’être en amour? Je me sentais surtout mal à l’aise dans mes petits souliers et je voulais juste foutre le camp. Que ferais-je d’un homme? Même d’un oiseau rare. Corneille ou pinson, m’apprendrait-il à chanter? Je cherche un écrivain pour affiner mes mots, un explorateur à tête blanche ou un professeur de philosophie. Que m’importe, je veux juste qu’il soit bienveillant, gentil et attentionné.
Natasha la marieuse est une femme extrêmement gentille et connaissante en matière de jumelage amoureux. Je n’ose pas lui demander si elle-même est mariée et heureuse. Dès notre deuxième rencontre, nous jasons de tout et de rien comme deux bonnes copines : de quelques anciens flirts galants, de mon affreux mari et de quelques hommes valeureux que je n’ai jamais pris le temps d’aimer. Après m’être enfuie d’un douloureux mariage, je croyais ne plus jamais penser à aimer.
– « Qu’avez-vous donc fait, Claudia? », me demande Natasha la marieuse. Claudia est le prénom fictif qui m’a été donné pour préserver mon anonymat. C’est une règle de l’agence pour toutes les clientes qui souhaite opérer dans la plus grande confidentialité. Je lui demande si les hommes font de même et elle m’apprend que oui, jusqu’à ce qu’un « match » s’avère solide.
– « J’ai éventuellement ouvert un petit commerce de restauration matinale qui a très bien réussi et qui, franchement, est rapidement devenue une grande chaîne de restauration. »
– « Je sais qui vous êtes! Mais continuons avec votre nom d’emprunt au bénéfice de la cause qui, aujourd’hui, nous tient à cœur. Vous méritez certainement quelques années de bonheur avec un réel prince charmant! »
– « Encore faudra-t-il le trouver! »
La gentille marieuse m’explique en détail les trois étapes simples pour rencontrer un véritable prince charmant.
Primo : s’inscrire à un des forfaits de l’agence.
Deusio : définir le profil de l’oiseau rare dont je rêve.
Tertio : donner mon accord pour rencontrer des candidats sélectionnés selon mes désirs.
Étant moi-même plus mûre que les fraises en automne, mes mains, mon visage et mes bras, tout ce qui se voit à l’œil nu, ont l’air un tantinet maganés. Je m’aime pourtant. J’aime la couleur et j’aime surtout la porter. Choisir ma vêture chaque aurore stimule l’artiste que je suis.
– « Le rose vous va tellement bien!, me dit la marieuse. Vos photos attireront nos meilleurs candidats. »
– « Vous allez publier mes photos? », lui demandai-je, un peu surprise.
Un court instant, j’essaie d’imaginer la bouille de cet homme de mes rêves. Je rêve d’une grosse chevelure, blanche soit-elle, des yeux bleu-vert comme la mer, de grandes mains pour donner et un cœur d’or que tout le monde aimerait posséder. Peut-être verrais-je de loin sa jolie chemise à carreaux rouge et noir? M’approcherai-je de trop près pour voir les poils foncés dans ses oreilles? Comme lorsque j’étais toute petite et que je grimpais sur les épaules de mon papa pour tirer quelques poils de ses oreilles.
Que l’homme vieux arrive en toge de roi ou en chemisette de berger, j’accueillerai son visage d’ange et sa voix parfaite. Mais il devra sourire, car c’est ainsi que j’entrerai dans son cœur.
Dans ce vaste monde, à ce que disent les statistiques, 60 % des femmes chercheraient un homme, le bon, le magnifique, et seulement 40 % des hommes chercheraient une perle rare.
Et les vieillottes, chère Natasha, quelle chance ont-elles? Dégarnies de leurs attraits, l’espoir s’avère-t-il suffisant en plus du vouloir?
À SUIVRE.
Cora
❤️
J’écris ce matin pour apaiser tous ces tourbillons d’idées qui tambourinent dans ma caboche. Je cherche un nouveau mot, un verbe créateur, une glissade d’idées qui s’allonge, s’étire et risque peut-être de ne vouloir rien dire.
Mon cœur bringuebalant tremblote et palpite. L’amour, le vrai et le grand, me provoque encore avec de petites taquineries galantes. Oui, oui! Ce nouvel ami qui, dernièrement, s’est immiscé dans notre groupe de vieux est tellement beau et gentil qu’un vif sentiment me pousse à chercher à m’asseoir tout près de lui. Quelle fofolle je suis! Quelle étrange aventure que de vouloir aimer! Depuis toujours, je traîne l’immense mot « AMOUR » caché dans mon vieux cœur dont j’ai tout probablement perdu la clé.
Ma chanceuse copine Gisèle a pourtant trouvé l’amour et la beauté chez un solide vieillard. Six pieds deux pouces, les yeux bleus. Comme je les envie tous les deux. Ancien homme d’affaires, globe-trotteur et collectionneur d’œuvres d’art, l’homme nommé Jérôme a passé tout le temps des Fêtes avec ma copine plus gentille que la gentillesse elle-même.
Certes, ils m’ont invitée entre Noël et le Jour de l’An, mais j’ai prétexté cinq jours à Québec déjà réservés pour laisser les amoureux en couple au lieu de jouer la cinquième roue du carrosse. Ce petit mensonge blanc aurait-il sauvé mon honneur? En tout cas, il ne m’a pas épargné des larmes, car j’ai braillé comme une Madeleine toute seule en pyjama au pied du sapin avec quelques réconfortantes tartines de caramel dans un joli cabaret de Noël.
Comme l’amie Gisèle m’avait aussi envoyé une belle boîte de délicieux sucre à la crème, le lendemain matin je me suis renippée et empressée de les partager au café avec mon groupe d’amis et le nouvel arrivé. Ce dernier me prodigua un sourire aussi éclatant qu’un message publicitaire à la télé.
Marié avec sa tendre Carole, mon deuxième voisin, dans la soixantaine avancée, me racontait l’autre jour que des vieillards défraîchis trouvent l’amour et souvent une bague au doigt. Ces fringants audacieux s’endimanchent, se peignent, se parfument et sortent danser. Ils arrivent, ils zieutent l’endroit et tendent la main aux plus belles dames présentes sur le plancher de danse. Moi qui n’ai jamais valsé ni même jamais plus essayé de danser après que le plancher de danse ait servi de lieu damné de rencontre avec le mari, je n’ai que des mots alignés pour me consoler; ceux que j’écris et ceux que les plus grands auteurs me servent sur des plateaux d’argent.
Ces jours-ci, cependant, j’ai vraiment besoin que quelque chose ou quelqu’un m’électrise, m’excite et m’enflamme. Ce nouvel ami serait-il célibataire? Je l’espionne, je le guette; j’attrape vite un torticolis à force de me cacher pour l’observer.
Un peu avant la fin de la pandémie, je m’étais inscrite à un genre de cours de sagesse en ligne donné par une vénérable institution. Vous en ai-je déjà parlé? Tous les dimanches avant-midi, pendant trois heures, j’écoutais sur mon iPad les précieux conseils des experts, puis je devais effectuer un devoir et le soumettre. Je devais aussi déterminer un robuste objectif à atteindre. Croyez-le ou non, je n’ai pas choisi d’escalader le mont Kilimandjaro, mais quelque chose de presque aussi insurmontable!
Après quelques recommandations d’amies proches, j’ai plutôt décidé de m’inscrire à la « meilleure » agence de rencontres en ville! Il me fallut tellement de courage pour oser vaincre mes peurs! Après tout, j’étais une femme mature, active, quasi indisponible et peut-être un peu trop facilement reconnaissable.
Serais-je trop vieille pour taquiner l’amour?
À SUIVRE.
Cora
❤️