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24 mars 2024

Une audacieuse grand-mère

Voici une histoire que j’ai apprise entre les branches cabossées de notre arbre généalogique. Venus de la lointaine Belgique, les ancêtres Charles-Louis et Philomena Van Zandweghe ont traversé l’océan vers une nouvelle vie. Avec leur demi-douzaine d’enfants, deux frères de Charles-Louis et de quelques amis dont deux religieux, un boulanger, un charpentier, un boucher, un notaire et des experts en filature du lin, ils ont fait le voyage pour s’établir dans l’arrière-pays gaspésien à la hauteur du village de Caplan. L’appel de l’aventure, la possibilité de posséder des terres agricoles bien à eux et la quête d’une vie meilleure encouragèrent les Belges à s’installer. Ils nommèrent vite l’endroit « Petite Belgique » et ensuite « Saint-Alphonse-de-Caplan ».

C’est à cet endroit que naquit l’héroïne de mon histoire le 1er octobre 1884, quelque quinze ans avant l’arrivée des Belges en sol québécois. J’imagine difficilement la psyché de cette petite fille condamnée à vivre très pauvrement sur une terre aride que les défricheurs de l’époque avaient baptisée le Calvaire. Ses idées, ses croyances et sa programmation mentale furent formées dans un village dont l’exploitation forestière était l’activité principale. Elle côtoyait des bûcherons, des cultivateurs, quelques enfants dans une école de rang, une maîtresse et probablement un curé.

Lorsqu’à l’adolescence surgirent les questions, la jeune fille, je suppose, développa son identité, ses propres pensées et ses sentiments. Je donnerais toute ma sagesse au Bonhomme Sept Heures pour comprendre comment elle a fait pour devenir une jeune femme aussi admirable. Je détiens malheureusement trop peu d’information sur sa vie de l'époque pour en discourir à loisir. Ce n’est que lorsque les Belges arrivèrent que sa vie se transforma. Pour le mieux ou pour le pire, à vous, chers lecteurs, d’en décider.

Un dimanche sur le perron de l’église, un homme tiré à quatre épingles, attira le regard de mon héroïne. Ça se voyait à l’œil nu que l’étranger n’était pas du pays. La jeune femme se renseigna et apprit du bedeau qu’un paquebot venait tout juste d’amarrer au grand quai de Bonaventure. « Encore une cargaison de Belges! », s’exclama-t-elle au bedeau.

Comme elle voulait se montrer à son meilleur pour revoir l’étranger, elle se confectionna une belle jupe plissée et un petit boléro à partir de la robe d’une grand-tante décédée. La femme avait hâte au prochain dimanche pour le revoir. Et patati et patata, quelques semaines plus tard, le mariage eut lieu le lundi 8 septembre 1913. La jolie mariée avait vingt-neuf ans et son beau George une année de moins.

Pour les besoins de l’histoire, appelons le mari « Gros George », celui qui ne se salissait jamais les doigts. Mon héroïne comprit rapidement que son homme préférait exhiber ses fringues dispendieuses plutôt que d’arracher à la main les mauvaises herbes du jardin. Gros George détestait le travail manuel. Cultiver la terre, charrier le bois de chauffage, nourrir les animaux, l’homme avait toujours une bonne raison pour se défiler. Il aimait aller au village, boire un gin chez l’épicier, mettre une lettre à la poste ou prendre deux heures pour choisir une belle morue avec qui s’offrir du bon temps.

Tout ce que Gros George fit de bon fut de peupler rapidement la bourgade d’immigrants qui avait grandement besoin de bons bras pour travailler. Convaincu qu’il faisait sa juste part d’efforts, l’homme engrossa son épouse huit fois en douze ans. Quatre garçons et quatre filles à nourrir. Il fallut donc agrandir la table de cuisine, quadrupler l’étendue du jardin, saigner trois cochons par été, saler sept à huit barils de morues, acheter un second cheval, deux nouvelles vaches, des poules couveuses, quelques chiens, une baignoire en métal et des tissus à bon prix pour vêtir la marmaille.

Mon héroïne pleurait en silence trop souvent, surtout lorsque Gros George picolait et voulait tremper sa bite là où il ne fallait plus. Qu’il pleuve ou qu’il vente à écorner les bœufs, la femme le fuyait. Elle cuisinait, cousait, lavait, nettoyait et sortait après souper pour sarcler son jardin. J’imagine son corps fatigué, déformé, son dos courbé, ses mains gercées, ses doigts fendillés déracinant les mauvaises herbes en priant le bon Dieu pour que la terre puisse nourrir sa ribambelle d’enfants. Bien souvent seule dans le jardin à la brunante, elle confiait ses états d’âme à l’épouvantail à moineaux. Tout ce qu’elle aura semé, se dit-elle, les enfants le mangeront avec appétit et il en restera pour faire des conserves.

Fin septembre, la pauvre mère épuisée dut être conduite chez l’apothicaire du village voisin. Elle avait chuté en transportant un immense seau d’eau bouillante pour le bain de Gros George. Ses bras, son ventre et ses jambes ébouillantées et brûlantes la faisaient souffrir. Elle avait besoin d’un onguent. On lui offrit un tabouret et elle attendit. Elle entendit surtout quelques mâles qui parlaient des mines d’or de Timmins, en Ontario. Beaucoup d’hommes, jeunes ou vieux et en santé, s’y rendaient pour gagner du bon argent. Elle qui travaillait si fort, la conversation n’était pas tombée dans l’oreille d’une sourde. Ses quatre garçons deviendraient des mineurs, se dit-elle, ses quatre filles l’aideraient à ouvrir un restaurant pour les travailleurs de la mine.

Quelques jours plus tard, la femme se confia au curé de la paroisse. Elle avait un plan en tête. Elle partirait pour l’Ontario avec ses garçons en âge de travailler dans les mines. Elle et ses filles ouvriraient un restaurant pour nourrir les mineurs. « Faites-en des pêcheurs, des cultivateurs ou des curés!, rétorqua l’homme en soutane noire bien pressée. Dieu a besoin d’intermédiaires ici-bas pour sauver les âmes. » L’épouse n’ajouta mot. Elle remercia le curé pour ses bonbons forts et lui dit adieu.

Quant à Gros George et ses nouvelles fringues de prince consort, plus il vieillissait, et plus il détestait Saint-Alphonse-de-Caplan. Lorsque l’épouse lui suggéra d’aller visiter ses cousins curés au Rhode Island, il sauta sur l’occasion pour s’évader.

Peu de personnes remarquèrent le départ incognito de la femme et de ses huit enfants. Ils se rendirent d’abord à Montréal et embarquèrent dans un train qui les mena jusqu’à Timmins. En arrivant à destination, mon héroïne bouillait d’enthousiasme. Le surlendemain de leur arrivée, elle zieuta une grande maison abandonnée à courte distance du complexe minier. Devant le notaire, la mère prévoyante tâta son bas de laine et offrit la moitié du montant demandé. Les garçons entrèrent à la mine et les filles aidèrent leur mère en cuisine et au service.

Rapidement, le commerce devint très florissant grâce aux talents culinaires de la mère et aux faveurs particulières que les serveuses conciliantes accordaient aux meilleurs clients, moyennant une rétribution, dans les chambres à l’étage.

Oui, oui! C’est donc ainsi qu’après mille misères, mon héroïne s’est enrichie. J’ai souvent voulu raconter son histoire, mais chaque fois, j’hésitais. J’avais honte qu’une vieille femme de ma lignée ait eu recours à des « faveurs particulières » pour gagner sa croûte. Cette femme est morte à Kapuskasing en Ontario le 5 juillet 1967 alors que je venais tout juste d’avoir vingt ans.

Elle aussi s’appelait Cora.
Elle était la mère de mon père.
Et mon audacieuse grand-mère.

Cora

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