Je ne sais pas pour vous, mais moi j’adore les listes de questions inusitées qu’on retrouve un peu partout dans les magazines de psychologie ou de cheminement personnel. Chaque fois, j’ai l’impression qu’en répondant aux différentes questions, j’apprendrai enfin QUI JE SUIS. Et pourtant, d’après mon expérience, l’exercice est toujours à refaire, car l’éternel QUI SUIS-JE? me semble insaisissable.
Donc, sans dénigrer ces savants questionnaires, j’ai pensé qu’il serait rigolo ce matin de vous composer une liste de questions disparates dont le seul but serait de titiller votre réflexion. D’accord? Écrivez les réponses dans votre tête. Si vous souhaitez découvrir mes réponses, je vous les laisse à la fin du texte.
1– Un seul mot pour vous décrire.
2– La mauvaise habitude que vous désirez perdre.
3– La chose la plus précieuse que vous possédez.
4– Votre plus grande qualité.
5– Ce qui vous met en colère.
6– Qui aimez-vous le plus au monde?
7– Si vous pouviez faire un seul miracle, lequel serait-ce?
8– L’acte le plus courageux que vous ayez posé.
9– Si vous l’écriviez, quel titre donneriez-vous à votre biographie?
10– En quoi consiste votre plus beau souvenir d’enfance?
11– Que choisiriez-vous entre l’amour ou la richesse?
12– Si vous aviez pu choisir votre prénom, quel serait-il?
13– Un moment épouvantable de votre vie.
14– Que feriez-vous avec 2 millions de dollars gagnés à la loterie?
15– Votre plus grand regret.
16– Le cadeau que vous aimeriez vraiment recevoir.
17– Un désir encore inassouvi.
18– La destination de votre prochain voyage.
19– Si vous pouviez vous réincarner, qui seriez-vous?
20– Aimez-vous la vie que vous menez?
Bien entendu, vous devez savoir que j’aimerais beaucoup être votre meilleure amie. J’aimerais être assise avec vous sur un banc de parc et nous entendre pouffer de rire ou de larmes en comparant nos réponses. Il n’y a point de bonnes ou mauvaises réponses. Il n’y a que la vie, cette gourgandine qui passe son temps à cirer les bottes du hasard. Jadis, lorsque je rassemblais une dizaine de copines à ma table, j’avais toujours un bol rempli de nouvelles questions à piger, chacune à son tour, en savourant desserts et café. Et nous nous esclaffions sans arrêt, tantôt des réponses et tantôt du commentaire de chacune me comparant à la fameuse Janette Bertrand de l’Amour avec un grand A.
Cora
♥
Mes réponses : 1– Courage
2– Boire trop de café
3– Le talent d’écriture
4– Généreuse
5– La stupidité
6– Mes enfants
7– Enrayer la pauvreté
8– Quitter le méchant mari
9– Vaincre malgré tout
10– Être avec mon grand-père
11– L’amour
12– Cora
13– L’enlèvement de mon fils
14– Je les donnerais aux démunis
15– M’être mal mariée
16– Un compagnon compatible
17– Être en amour
18– L’Islande
19– Margaret Atwood
20– Oui, beaucoup
Je vous raconte aujourd’hui une magnifique histoire de peur, d’amitié et de courage qui s’est passée le dimanche 5 juin dernier. Vous devez d’abord savoir que j’ai une peur bleue des hauteurs, même de monter trois étages de marches à l’extérieur d’un triplex. J’ai eu peur de grimper dans une échelle pour secourir le petit chat de mes enfants, peur des quatre marches d’un escabeau pour changer une ampoule électrique ou pour installer l’étoile de Noël au faîte du sapin. Toute ma vie, j’ai eu peur de m’assoir sur une balançoire, peur de tous les manèges des parcs d’attractions, et tout spécialement de la grande roue. Je me souviens, il y a quelque vingt ans, alors que je visitais la ville de Toronto avec mon premier petit-fils qui avait 14 ans à l’époque, j’ai cédé à sa demande de monter tout là-haut pour visiter la Tour CN, à 342 mètres d’altitude. Le jeunot voulait absolument accéder au fameux plancher de verre nous permettant d’apprécier sa hauteur et le vide sous nos pieds. Un trajet en ascenseur de 58 secondes à une vitesse de 22 km/heure.
Je m’en confesse, je n’ai pas été capable d’avancer sur le fameux plancher de verre ni d’accéder, quelques mètres plus haut, à l’observatoire extérieur pour profiter d’une vue à 360 degrés sur toute l’agglomération torontoise. J’étais terrifiée, immobilisée de peur, et mon ado a eu l’occasion de rire de sa grand-mère à gorge déployée. Lui qui me croyait son héros, il venait de découvrir ma faille. Et nous en rions depuis.
J’ai été élevée sur le plancher des vaches, les deux pieds sur la terre ferme et rougeâtre de ma Gaspésie natale. Nous habitions une petite maison plain-pied juste à côté de la grande maison blanche de grand-père Frédéric. Bien plus tard, j’ai gagné ma vie, les deux pieds bien ancrés dans des cuisines de restaurants devenus tellement populaires que nous avons dû en établir un peu partout dans notre grand pays. J’ai donc voyagé à satiété, le corps bien au chaud dans des avions plus confortables que mon propre logis. Je vous le jure, il y a seulement dans les bras de ces grands oiseaux d’acier que je n’ai jamais eu peur des hauteurs.
Et depuis, l’eau a coulé sous les ponts. La retraite s’est pointé le nez, suivie de près par sa copine vieillesse, et ensemble nous avons traversé une pandémie mondiale amplement capable de chambouler mon ancienne façon de vivre. Oui, oui, comprenez-moi bien, je n’ai pas changé de nom, mais j’ai drôlement ralenti mes transports. J’ai appris à me détacher du quotidien de l’entreprise, à vivre comme tout le monde, à prendre le temps d’admirer le paysage, à rencontrer des amis, à boire des cafés, à discuter de tout et de rien, à créer des liens et à être tellement heureuse de vivre à la campagne, tout simplement.
C’est donc ainsi que j’ai rencontré deux magnifiques êtres humains qui sont vite devenus de très bons amis pour moi. Lui, le pilote de brousse à la retraite de l’enseignement et elle, la jeune hôtesse d’Air Transat sillonnant le ciel plusieurs fois par semaine entre Montréal et Paris. Lui, ingénieux colosse à tignasse blanche, nous parle de son jouet volant qu’il utilise pour cartographier la planète. Elle, astucieuse force de la nature, est capable de me convaincre d’accéder aux bienfaits de la nouveauté. Tous les deux se berçant dans le vaste ciel, ils m’ont donc convaincue de goûter à l’ultime sensation d’être portée par le vent.
Et j’ai promis d’y penser. Comme si je plantais des graines de poison dans le terreau de ma tranquillité. Pendant deux longues semaines, j’ai réfléchi à ce tour d’avion et à mille prétextes pour ne pas me rendre à la petite piste d’atterrissage ce fameux dimanche 5 juin. Dix fois j’ai composé le numéro du colosse pour lui servir un joli mensonge et j’ai reculé. J’ai essayé de convaincre l’hôtesse de l’air que j’avais mal au dos, mal au ventre, mal au cœur et mal à mon courage qui gigotait d’anxiété.
Comment diable mes deux amis pourraient-ils comprendre que j’ai une peur panique irrationnelle d’être en hauteur ou face au vide? Toute la journée du samedi 4 juin, j’ai tourné en rond dans ma grande maison plain-pied. J’ai essayé de méditer, de faire quelques mouvements de yoga. J’ai respiré profondément, je me suis couchée sur le tapis du salon, les bras en croix. J’avais peur. Tellement peur. Et si l’avion s’écrasait? Je ne suis pas prête à disparaître. Et patati et patata, la noirceur a envahi mon habitacle. J’ai avalé des sauterelles pendant quelques heures avant de sombrer dans un rêve gargantuesque. Oui, oui, en veste blanche et grosse toque de chef, je préparais un immense buffet à déjeuner pour trois cents personnes. Ma nuit s’est finalement passée à tourner des omelettes jusqu’à ce que l’aube éclaire ma chambre. Le cadran s’est mis à se lamenter à six heures pile. J’étais déjà assise dans la cuisine en coton ouaté orange, visible de loin.
Le départ de l’avion est prévu pour 9 h. J’allume en vain dix fois mon cellulaire pour essayer de dire au pilote : « Claude! Quelque chose arrive, je ne peux m’y rendre, excuse-moi ». J’entends mon cœur battre à gros bouillons. Aurai-je perdu l’adresse du petit aéroport de campagne? J’avance à reculons vers ma Mini Cooper déjà inondée de soleil. Je mets le contact, l’engin ronronne. Je suppose que tout va bien.
L’hôtesse de l’air arrive aussi calme qu’une étoile s’installant dans la noirceur de la nuit. Tout va bien! Le colosse m’aide à grimper dans le très petit appareil Cessna 172 monomoteur construit en 1987, l’année d’ouverture de mon premier petit resto de déjeuner. C’est certainement un signe que tout ira bien. Le moteur crachote, l’ossature tressaute et le pilote lance des clins d’œil à l’hôtesse de l’air. Il sait que j’ai peur, mais il ne le montre pas. Il nous coiffe chacun d’une grosse paire d’oreilles parlantes. Il sourit et le son de sa voix me calme.
L’avion se soulève. Les arbres s’éloignent et, soudainement, le ciel nous embrasse. Je vole, je plane, légère comme une plume. Dans les Laurentides où nous sommes, la terre m’apparaît telle une immense forêt trouée d’éraflures bleutées. Il me semble facile d’agripper un nuage ou peut-être la crinoline d’un ange. Un long moment, nous nous laissons porter par le vent. Nous traversons quelques nuages quasi transparents.
Et voilà que soudainement, la tête du pilote fait un demi-tour vers sa gauche et le nez de l’avion tourne aussi, dans la même direction. L’engin trace un cercle presque complet. Je ne suis pas aux commandes, mais j’essaie de comprendre. Il me semble que nous détricotons notre parcours. « Ça ressemble à ça », de dire le pilote en souriant. Nous redescendons sur terre.
Grâce à l’amitié de deux généreuses personnes qui ont bien voulu accepter de partager leur passion avec moi, j’ai découvert une merveilleuse façon d’admirer le ciel et la terre. Et j’ai vaincu ma peur déraisonnable des hauteurs. J’ai osé dire oui, je me suis rendue à la piste de départ, je suis montée dans l’avion et, plus important, J’AI ÉTÉ CAPABLE DE ME FIER ENTIÈREMENT À QUELQU’UN D’AUTRE QUE MOI-MÊME POUR ASSURER MA SURVIE! ALLÉLUIA!
Cora
❤
Encore une histoire du temps de notre premier petit resto situé juste en face d’un gros immeuble en construction. Voilà donc qu’un beau matin, le patron du dixième étage atterrit sur notre perron. Et notre serveuse plutôt dégourdie de sursauter en apercevant le gaillard à cheval sur le premier tabouret de son comptoir. Poids plume et teint poudreux, l’homme bouge étrangement sa crinière fadasse en essayant de lire les gribouillis d’une pancarte. Il cherche une omelette et lorsqu’il ouvre sa bouche pour la demander, sa voix est d’une telle douceur que notre Marie avale quelques hésitations avant de lui répondre.
— On a trois sortes d’omelettes, monsieur. Pis, ne cherchez pas, j’ai encore oublié d’apporter les journaux du matin.
— « Au fromage avec des patates rôties » se résigne à dire le client. « Et avec un chocolat chaud parce que je n’ai pas besoin de trembler lorsque je marche sur la poutre du dixième étage. »
Et voilà que notre imprévisible Marie s’entiche immédiatement de ce cowboy de la construction. Elle lui rapporte les frasques de ses comparses électriciens et, en cachette de moi, lui raconte les histoires croustillantes des pompiers, toujours prête qu’elle est à allumer un sourire sur un nouveau visage.
Du jour au lendemain, Antoine et sa troupe de maçons deviennent des clients réguliers de la pause de dix heures et demie. Ils s’installent à la grande table ronde du devant, calmes et dociles comme des gars habitués à la maîtrise des hauteurs. Je les observe du fond de ma cuisine. Presque silencieux, ils ressemblent à de gros oiseaux agrippés sagement au parapet d’une corniche. Et puis, un certain samedi après-midi, vers 14 h, Antoine rapplique au comptoir et me parle pour la première fois. Il doit faire des heures supplémentaires, car le contremaître de l’édifice de Laduco a remarqué une dépense inhabituelle concernant des feuilles d’amiante dans les cages d’ascenseurs. Antoine a passé toute la matinée à lui réciter les antécédents de ses hommes en l’assurant de l’intégrité d’une équipe avec laquelle il travaille depuis huit ans.
— Toi, madame Cora, accuses-tu ta serveuse lorsqu’il manque de la farine pour ta pâte à crêpes? Faut pas exagérer sur le pain béni!
Et l’homme déterre devant moi une soudaine vigueur entremêlée d’agressivité et de droits bafoués. Je l’écoute en pensant qu’heureusement le resto est désert, probablement aussi vide que le ventre du cowboy qui demande maintenant une omelette. Je m’affaire pendant que l’homme me raconte quelques fragments de sa vie, combien il apprécie ses compagnons de travail, sa maison de banlieue et son passe-temps favori qu’il me demande de deviner. Voilà que j’hésite à répondre.
— Moi madame, je suis comme vous, j’adore faire la cuisine.
Puis l’ouvrier commence à débiter la recette de son chef-d’œuvre le plus réussi.
— « Je ramasse tout ce qu’il y a dans le frigo : jambon, bacon, des saucisses que je coupe en rondelles et même du “baloné” lorsque ma femme accepte d’en acheter. Des oignons, des morceaux de tomates, du piment, de la crème et du fromage pour le râper sur le dessus de l’omelette que je vais servir dans la plus grande assiette du buffet. Je casse, madame, quatre ou cinq gros œufs dans le bol à salade et je les brasse vigoureusement. J’y ajoute les viandes que j’ai coupées en fines lamelles et je fais sauter le tout dans la poêle avec les morceaux de légumes. J’ajoute la crème, du poivre, parce que je ne mange rien sans poivrer, et je verse tout ça dans la grosse poêle en fonte de feu la grand-mère Josiane. Et j’attends, le temps de remplir le percolateur et de faire sept à huit toasts. Puis j’appelle ma femme pour qu’elle sorte du lit. Et on mange, madame Cora, avec tout le respect que je porte à votre expertise, la meilleure omelette au monde. Ah! J’oubliais! Il m’arrive d’ajouter des feuilles d’épinards frais lorsque ma Carmela les a pas toutes bouffées avec sa maudite diète d’Hollywood. Elle ne partira jamais tourner des films pour autant. Mais le samedi, c’est garanti qu’elle triche. Elle ne peut pas résister à mon omelette. Et je vous jure, madame, que si vous faisiez cette omelette dans votre restaurant, les gars se rouleraient à terre. C’est à vous de décider. »
L’homme dans sa fougue culinaire n’a pas réalisé qu’à mesure qu’il énumérait les ingrédients, moi, derrière le comptoir, je les ajoutais dans un grand bol avec les œufs, la crème et les feuilles d’épinards. Et lorsque j’ai déposé la belle omelette devant lui, entièrement recouverte de cheddar râpé extra-fort, l’homme m’a dit qu’il m’aimait parce que je ressemblais à sa mère qui voulait toujours faire plaisir au monde.
— « Appelez-donc votre omelette l’OMELETTE DIX ÉTAGES en l’honneur de tous les gars de la maçonnerie de Sainte-Marthe qui se sont esquintés les os à rejointoyer tous les murs du dixième étage à Laduco. »
— « Promis, cher Antoine. » Et ceux qui ne connaissent pas notre histoire pourront toujours penser que c’est à cause des dix ingrédients qui composent l’omelette. Et merci gros comme le ciel pour ta magnifique recette.
C’est ainsi qu’ont atterri entre mes doigts la plupart des idées fabuleuses à l’origine des déjeuners inscrits à notre menu. En écoutant, en fraternisant et en voulant faire plaisir au monde.
Cora
❤
Dieu du ciel que le temps passe vite! Mon bébé fête ses 50 ans demain.
Je me réjouis tellement d’avoir mes enfants autour de moi et surtout du fait qu’ils ont amené en ce monde six magnifiques petits-enfants et deux arrière-petits-fils. Avec mes quatre vaccins et le virus qui tire de la patte, il est à prévoir que nous allons nous réunir pour déjeuner d’ici la fin de l’été. Et je jubile juste à y penser.
Dans la grande cuisine des Laurentides, nous abouterons deux grandes tables et HOP! Marmaille familiale et proches amis vont tous se bourrer la fraise à satiété. Sans contredit, j’ai un peu d’expérience en festins matinaux. Tellement que, juste à en parler, mon cœur palpite.
Très cher jeune président, bonne fête!
Pourras-tu un jour me pardonner de t’avoir savonné les oreilles plus souvent que nécessaire avec mes fameux conseils, mes phrases de gourous spécialement copiées pour toi, mes listes de livres à succès d’affaires à lire absolument, et toute la panoplie de proverbes inspirants que j’inscrivais partout dans nos agendas de travail et ailleurs dans nos documents de communication?
Comme un bon fils, tu lisais et tu écoutais plus pour moi que pour toi. Te souviens-tu des petites phrases que je te récitais à nos débuts pour t’encourager? Je te disais que si nous travaillions très fort, un jour nous aurions des dizaines d’établissements que tu irais visiter en avion partout dans le pays? Et que si nous savions économiser, un jour tout irait très bien.
Je suis presque certaine que tu ne me croyais pas, car moi-même je n’arrivais pas à m’en convaincre. Mais je continuais à planter des graines dans ta tête et, par ricochet, dans la mienne. Pour te réconforter, j’imaginais toutes sortes d’aboutissements favorables, des rêves auxquels s’accrocher, des bonbons imaginaires pour adoucir la sévérité de notre existence d’alors. Tu me laissais faire en continuant d’éplucher tes centaines de kiwis pour le service du week-end.
Placide et vaillant, tu brassais, chaque matin, des litres et des litres de mélange pour crêpes pour le lendemain. Tu as toujours été plus patient que la patience et envers moi, malgré ton jeune âge, plus dévoué que la dévotion elle-même. Tu apprenais en travaillant. La plupart du temps silencieux, tu vérifiais chaque geste, inspectais chaque plat, t’informant presque quotidiennement si nous avions assez d’argent pour payer nos factures.
Je me souviens, dans nos premiers restos, à quel point tu insistais pour faire toi-même les tâches dangereuses comme nettoyer les conduits de ventilation, brocher les pancartes hautes sur les murs, laver les grandes plaques chauffantes ou couper toi-même le jambon avec le « trancheur automatique mangeur de doigts ». Tu disais qu’il fallait éviter à nos employés les accidents de travail et toujours les encourager en les aidant à l’occasion à sortir les ordures, à balayer les planchers ou à laver la cuisine.
Promu au comptoir à fruits au troisième resto, tu as rédigé pour les jeunes fruitiers dont tu étais responsable un premier fascicule de formation : comment nettoyer, laver à grande eau, couper les fruits et les disposer joliment dans les assiettes au menu.
Tu as continué, en gravissant les étapes, à documenter les procédures d’opérations et de bonne gestion d’un établissement. Et lorsque nous sommes devenus franchiseurs, tu étais prêt à relever le défi.
Très cher fils, tu n’as jamais cessé de collaborer à l’avancement du concept Cora. J’étais peut-être la source de l’entreprise, mais toi tu étais l’artisan créateur de tout notre système d’exploitation. J’ai tellement compté sur toi, cher fils, sept jours sur sept, le jour comme le soir au besoin. Et malgré cela, chaque mois de septembre, je t’incitais à aller parfaire tes connaissances à l’école des hautes études commerciales.
- « J’irai plus tard, Mother », me répondais-tu chaque fois. « Maintenant, je suis beaucoup trop occupé à construire l’entreprise. »
Et j’ai finalement compris que l’entreprise ne pouvait pas se passer de toi. J’ai compris que moi, je ne pouvais pas me passer de ton jugement à toute épreuve, de ta solidité, de ta confiance dans notre concept et de ta capacité incroyable à dédramatiser les grosses difficultés. Sache, cher fils, que tu es devenu par toi-même le grand patron, l’autorité après le SOLEIL.
Sache aujourd’hui que c’est pour la forme que je t’ai nommé président en 2007, pour officialiser ce qui se produisait déjà entre nous, au quotidien. Nicholas, c’est l’entreprise qui a été ton université; sans jour férié, sans congé de maladie, sans week-end de bombance ni vacances estivales. Préservé de l’arrogance qu’auraient pu t’apporter trop de diplômes et à l’abri de la terrible technocratie de certains courants de « management », tu es demeuré un humble et dévoué serviteur de l’entreprise.
Te céder ma chaise, cher fils, demeurera le geste le plus significatif que j’aie pu faire pour l’avenir de notre entreprise. Avec mon cœur, ma plume et toute ma dévotion, je veux maintenant être pour toi un précieux soutien comme tu l’as été pour moi toutes ces années passées.
Très cher Nicholas, les semences dans nos têtes sont devenues des vergers et tu voles maintenant d’un océan à l’autre pour visiter tes établissements et vérifier la qualité des récoltes. Je n’ai donc plus rien à t’enseigner que tu ne découvriras par toi-même dans le sillage de tes expérimentations. Bonne fête!
Ta maman qui t’aime infiniment.
Cora
❤
P.-S. – Si quelqu’un te traite d’amateur, rappelle-toi que ce sont des amateurs qui ont bâti l’Arche de Noé et des professionnels qui ont construit le Titanic. (Anonyme)
En 1987, lorsque j’ai ouvert le premier resto, je connaissais très peu de femmes affichant de grandes réussites. Pourtant, dans tous les métiers, les hommes avaient le droit de briller, de rêver de devenir entrepreneur, d’obtenir facilement des prêts à la banque et de remporter de beaux trophées avec leur photo dans le journal. Et dans ma tête, ça avait l’air tout à fait normal : maman popote à la maison et papa gagne la vie.
Sauf qu’à cette époque, lorsqu’une femme s’enfuyait d’un mariage toxique avec des enfants sous le bras et aucune pension alimentaire, elle n’avait pas le luxe de rêver; pas même celui de reprendre ses études qui lui permettraient de gagner un bon salaire. Ces femmes devaient faire des miracles pour survivre, nourrir leurs enfants, les vêtir et s’assurer qu’ils aillent à l’école. J’étais une de ces femmes, une de celles qui ne baissaient jamais les bras.
Je m’en souviens tellement. Lorsque j’ai quitté le foyer conjugal avec mes trois jeunes ados, quatorze années d’études classiques et trois langues que je maîtrisais parfaitement, personne n’a voulu m’engager. Les uns disaient que je possédais trop d’années de scolarité et les autres, pas assez. Heureusement qu’à cette époque, la restauration grecque employait toutes ces braves femmes pour servir leur clientèle. Et je fus l’une d’entre elles; celle qui ressemblait à une Allemande et qui parlait pourtant parfaitement grec. C’est probablement à cause de cet avantage concurrentiel que j’ai pu grimper tous les échelons jusqu’à devenir gérante générale d’un immense restaurant populaire situé en banlieue de Montréal.
Pendant sept ans, j’ai travaillé six jours et demi par semaine jusqu’à ce qu’un terrible « burnout » explose dans ma tête. Mais, chers lecteurs, ne pleurez point sur mon sort, car cette étrange maladie est pourtant à l’origine de l’immense succès des restaurants Cora. Oui, oui, j’ai guéri et j’ai quitté mon emploi pour ouvrir un tout petit resto de quartier qui est devenu le premier d’une grande chaîne de restaurants à travers le Canada. Je me rappelle mes modestes débuts, lorsque les files d’attente commençaient à s’enrouler autour du premier petit resto Cora. Tout le monde me félicitait, vantant mes mérites et aussi mon génie créatif. Plus les gens venaient chez nous, plus ils en parlaient à leurs amis et plus les files d’attente s’allongeaient.
Moi qui voulais juste nourrir mes enfants, payer mes fournisseurs et être capable de vivre convenablement, on dirait que, sans vraiment m’en apercevoir, toutes ces félicitations, tous ces compliments et ces « Bravo, Cora » sont devenus de dangereuses étincelles capables d’allumer en moi une étrange passion : UN FEU DIFFICILE À ÉTEINDRE. Oui, oui, vous le devinez, l’AMBITION s’est installée en moi avant même que j’aie pu imaginer les grands succès que j’allais connaître.
L’engouement des clients pour notre nouveau concept de restauration matinale m’a vite permis de payer toutes nos factures. Et, bien entendu, j’ai voulu ouvrir un deuxième resto pour servir et éblouir encore plus de clients. Puis un troisième, un quatrième et quelque quarante autres au Québec. À mesure que le nombre de clients servis augmentait, le FEU brûlant en moi s’intensifiait. Je vous le confesse, je voulais toujours me surpasser; dessiner de meilleurs menus, éblouir davantage ma clientèle, ouvrir des restos en Ontario, conquérir le Canada tout entier.
D’après le Multidictionnaire de la langue française (Québec Amérique, 2018), la définition de l’ambition est : « un ardent désir de réussite; d’acquérir des honneurs, du pouvoir et des succès financiers. » Et pourtant, mon ambition ne cherchait point les honneurs, le pouvoir ou une éclatante réussite. Dans ce tout premier petit restaurant Cora, j’avais enfin trouvé les deux choses qui m’avaient le plus manqué durant toute ma vie. Premièrement, une extraordinaire occasion d’exprimer ma créativité par le biais de la nourriture et, deuxièmement, une aussi fabuleuse occasion d’être enfin aimée de milliers de clients auxquels j’offrais une nourriture et un service de première qualité dans une chaleureuse atmosphère familiale.
Voilà le domaine dans lequel mon ambition s’enflammait! Chaque jour, je voulais m’améliorer, surprendre davantage mes clients, les ébahir et faire en sorte d’accoupler leurs désirs aux chauds rayons de notre bon Soleil. Plus le nombre de clients servis augmentait et plus j’aimais mon travail; ce qui m’amenait à surveiller chaque minuscule détail, chaque regard et chaque nouveau sourire. Constamment, en soirée, je lisais, j’étudiais, j’épluchais les magazines de nourriture et les livres de recettes. Toute ma vie goûtait la crème pâtissière et mes fabuleuses idées marinaient dans le délicieux sirop de vanille, une fabrication exclusive à notre marque. Voilà qui j’ai été, toutes ces années de conquête. Mon aventure en restauration matinale est pour moi une magnifique histoire d’amour! UN FEU ENCORE IMPOSSIBLE À ÉTEINDRE.
Voilà donc pourquoi, chaque dimanche matin, je dresse pour vous une belle table de jolis mots, d’anecdotes savoureuses et de souvenirs impossibles à oublier. Encore et encore, la flamme brûle en moi, voulant toujours vous ravir et vous réchauffer le cœur. Peut-être que « j’ambitionne sur le pain béni », mais sachez, chers lecteurs, qu’aujourd’hui plus que jamais, ce sont vos bons mots et vos délicieux commentaires qui me nourrissent et m’encouragent à continuer. J’ambitionne de vous avoir avec moi le plus longtemps possible.
Et puissent les bonnes fées répandre dans nos cœurs leur précieuse poudre de perlimpinpin, ces microscopiques granules de longévité.
Cora
❤
Ces jours-ci, lorsque je rougis mes lèvres devant le miroir, il m’arrive de voir apparaître sur le haut de mon front des petites cornes de diable. Oui, oui, vous avez bien lu! De temps à autre, une vilaine jalousie s’empare de ma caboche. Pourtant, sauf pour les grandes héroïnes de l’histoire, je n’ai jamais envié quiconque. Ni Céline Dion, connue mondialement, ni la célèbre Coco Chanel, ni même mon idole, la grande romancière canadienne Margaret Atwood (82 ans).
La vérité, c’est que j’admire toutes les femmes braves et courageuses. Or, voilà que pendant cette vilaine pandémie, j’ai tout fait pour continuer à vivre normalement. J’ai réfléchi à outrance à ma situation de récente retraitée; j’ai béni ma passion pour l’écriture et j’ai lu matin, midi et soir des livres sérieux pour apprendre, de bons romans pour me divertir, et les très grands auteurs pour améliorer mon style d’écriture.
Tout allait bien jusqu’à ce qu’une montgolfière géante envahisse ma maison. Oui, oui, j’ai presque arrêté de respirer tellement un gros ballon de jalousie s’est emparé de mon espace vital. « Une plausible jalousie », me direz-vous? Mais apprendre à quelques semaines d’intervalle que quatre déesses, dans mes âges, ont récemment trouvé l’amour; c’en est trop! Pas deux, pas trois, mais quatre femmes quasi aussi mûres que moi. C’est une trop grosse bouchée à avaler. Moi qui suis célibataire depuis plus de quarante ans, comment puis-je retenir mon désarroi? Ne puis-je mériter, moi aussi, un agent 007, un Bradley Cooper ou même un beau vieillard ressemblant à Sean Connery?
La première chanceuse à m’apprendre la bonne nouvelle fut mon ancienne copine de collège; du temps de nos premiers balbutiements devant la gent masculine. Mireille était assurément plus éduquée que moi sur les choses de la vie, car chez nous, maman pensait que l’école allait faire de nous des jeunes filles modèles. Ainsi donc, j’ai peu appris sur l’amour et les parades de jars fringants; et pas plus sur la valse et le tango. Bref, tout comme moi, Mireille a épousé un étranger. Et nous nous sommes perdues de vue dans nos communautés respectives pendant toutes ces années passées à jouer à la maman. J’ai divorcé à 33 ans et je l’ai vue encore moins souvent, enrôlée dans la course à la survie. Puis ce furent les affaires, quelques voyages et son tragique appel m’apprenant, en 2016, la mort de son époux. J’étais à Tokyo pour encore 18 jours et je n’ai pu la consoler. Veuve encore amoureuse de la vie, Mireille a rencontré le plus merveilleux des hommes quelque deux ans après la mort de son époux. Veuf lui aussi, ils ont tout de suite sympathisé. Je les ai rencontrés il y a quelques mois et j’ai été éblouie du bonheur de ces deux tourtereaux, visible à l’œil nu. Tellement d’amour et de baisers à la sauvette enrubannaient leurs deux présences que j’ai senti un petit bond sur ma tête. Comme si mes petites cornes avaient rallongé de quelques millimètres, juste à contempler ce couple d’amoureux.
« La tendresse, insista Mireille. Mon grand David incarne la tendresse. »
- Anges bénis, dites-moi vite si la tendresse se détecte à l’œil nu et comment faire pour qu’elle accoste dans mon cœur?
Puis ce fut Lilianne. Celle que j’ai le moins fréquentée à cause de son travail à travers le Canada. Divorcée, elle est extrêmement jolie, coquette et audacieuse. Et pourtant, c’est sa grande fille qui a trouvé un amoureux pour sa mère : un voisin bien peiné d’avoir perdu son épouse cancéreuse. Elle les a présentés l’un à l’autre et le coup de foudre s’est occupé du reste. Moi aussi j’ai une grande fille. Peut-être me trouve-t-elle trop vieille pour être présentée à un prince charmant? Et par surcroît, le nouvel amoureux est une dizaine d’années plus jeune que notre Lilianne. Je suis certaine que c’est son sourire qui l’a séduit. Nous avons mangé ensemble à Bromont, et je les ai trouvés magnifiques. Pendant que lui, attentif et souriant, tournait les burgers sur le BBQ, elle, coquine et espiègle, distribuait les garnitures avec choix de relish, ketchup et moutarde épicée. J’étais estomaquée de bonheur. Surprise qu’un couple récemment reconstitué puisse être à ce point éblouissant d’amour. Ce jour-là, mes petites cornes ont drôlement allongé.
Arriva ensuite le tour de Carole; celle qui travaille encore comme une forcenée. Elle est agente immobilière. Célibataire cherchant l’homme idéal depuis très longtemps, Carole ne s’est jamais résignée et elle a eu raison! Il y a un mois, elle m’a invitée au resto asiatique du village pour m’apprendre la nouvelle. Son cari aux crevettes refroidissait sur la table pendant qu’elle-même s’enflammait juste à me décrire le nouvel homme de sa vie. Au dessert, je l’ai vu en photo et j’ai cru faiblir. Un beau brun aux yeux bruns; ancien professeur, libre comme l’air, attentionné et très habile en rénovation de maison. « Et justement, d’ajouter la belle Carole, ma demeure elle aussi a besoin de tendresse. » Wow! Mes petites cornes poussent trop vite. Serais-je donc la seule esseulée au monde? Mais comment pourrais-je afficher ma binette sur les médias sociaux pour vanter autre chose qu’un bon déjeuner? C’est pourtant ainsi que Carole a trouvé l’élu de son cœur. J’ai honte! On voit certainement les petites cornes dépasser de ma chevelure.
À peine une semaine plus tard, Cupidon atteignit Sophie, une magnifique femme beaucoup plus jeune que moi et prof de yoga. Nous nous sommes rencontrées chez une amie commune et avons tout de suite fraternisé; assez pour qu’elle me confie avoir récemment « trouvé chaussure à son pied » sur les réseaux sociaux. Seigneur, je désespère! Elle aussi a trouvé un bel amoureux.
Elle a pris son temps, m’avoua-t-elle, examinant plusieurs profils intéressants. Elle a aussi partagé avec moi son horreur des listes à rédiger pour trouver le bon candidat.
« Après tout, ma chère Cora, il ne s’agit pas d’une liste d’épicerie ».
Moi qui pensais que oui. Il faut quand même savoir quoi mettre dans le panier pour pouvoir apprêter un bon repas.
Et cette chère Sophie, spirituelle et profonde, de me dire que la seule chose qu’il y a à faire c’est de « s’interroger soi-même, sur ce que l’on veut vivre avec un nouveau compagnon ». Elle a elle-même posé la question à certains candidats du réseau et celui qui a répondu « JE VEUX VIVRE LA BIENVEILLANCE » est celui qu’elle a choisi et qui s’est avéré pour elle un compagnon magnifique, « une véritable âme sœur », a-t-elle renchéri.
Je ne veux plus être jalouse de qui que ce soit. Je veux juste pratiquer ma bienveillance. Être compréhensive envers autrui, indulgente, gentille, douce et attentionnée. Je veux vraiment m’ouvrir au bonheur. M’accepter telle que je suis, avec mes forces et mes faiblesses. Être capable d’exprimer mes besoins et d’être à l’écoute des besoins des autres.
Je veux vivre encore longtemps avec amour, courage et détermination. Et peut-être qu’un jour, la BIENVEILLANCE elle-même me prendra sous son aile. « Demandez et vous recevrez », répètent les sages depuis des milliers d’années.
Cora
❤
P.-S. – Bien entendu, tous les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des chanceuses.
Cher Soleil,
Je me suis souvenu l’autre jour des vagues propos de ma mère faisant allusion au fait que j’étais arrivée ici-bas un jour d’immense soleil.
— « Un soleil éblouissant flanqué en plein milieu du ciel, le plus beau de tout le mois de mai », avait raconté maman.
Ce jour-là, du 27 mai, alors qu’elle arpentait son jardin avec son beau ventre tout rebondi, elle fut obligée de s’accrocher à sa vieille bêche pour absorber le signal brutal lui annonçant que j’allais enfin sortir de son ventre.
— « Je me souviens, dit maman, lorsque tu cognais pour sortir, j’ai levé la tête vers le ciel pour prier et c’est un soleil aveuglant qui me dévisageait. »
J’ai moi-même vérifié dans l’Almanach Beauchemin de 1947. Ce matin-là, cher Soleil, tu t’es levé à 4 h 18 et tu m’as attendu douze longues heures; le temps nécessaire à te rapprocher de la Terre et à te pencher vers la grande fenêtre du premier étage de notre maison. Avoue! Cher Soleil, tu nous as vues entre les rideaux. Maman qui m’expulsait en hurlant et la voisine qui l’aidait en me tirant la tête à deux mains. T’en souviens-tu? Ayant tout oublié en sortant du ventre de ma mère, j’ai lancé un cri d’effroi en affrontant ce nouveau monde. M’as-tu entendue? J’ai pleuré durant de longues minutes jusqu’à ce que la femme aux mains rouges plonge mon corps dans une grande bassine d’eau tiède. Elle m’a lavée, m’a ensuite séchée et enveloppée de plusieurs épaisseurs de tissus rugueux. Elle pensait certainement que ton immense chaleur n’allait rien faire pour me réchauffer.
Je me suis pourtant assoupie et j’ai dormi quelque temps jusqu’à ce qu’une tétine de chair rose et chaude s’introduise entre mes lèvres. J’ai tété avec avidité parce que mon corps ressentait un urgent besoin de se reconnecter aux odeurs familières de ma génitrice. « Tu as bu sans arrêt, racontait ma mère, tellement que j'ai dû calmer frérot et lui expliquer que tu n'allais pas me vider de tout mon sang. »
Ce mardi-là, cher Soleil, tu t’es couché à 19 h 35. Tu commençais juste à prolonger ta présence jusqu’après le souper en t’amusant à colorer de tes chauds rayons la trentaine de petits villages répandus tels des grains de chapelet autour de la péninsule gaspésienne.
Souviens-toi, cher Soleil. Quarante années plus tard, j’étais moi aussi présente à ta naissance. C’était en octobre 1987, lorsque je t’ai tracé pour la première fois sur une petite carte blanche. Voulant me faire plaisir, un client régulier insistait pour m’imprimer gratuitement des cartes d'affaires. Lorsque tu es sorti tout de go d’entre mes doigts, joufflu, épanoui et rayonnant, j’ai tout de suite cru au miracle. Comme si une divine main avait elle-même façonné ta belle tête jaune et brillante, tes paupières complices et ton immense sourire de contentement. À coup sûr, les anges et toi saviez ce qui allait nous arriver. Vous saviez que tu deviendrais une grande marque de commerce et que moi, ton humble maman, j’allais te servir jusqu’à épuisement de mes capacités.
Avec le temps, cher Soleil, j’ai appris que la plupart des miracles se succèdent devant nos yeux et nous ne les voyons pas. Nous attribuons leurs bienfaits au coup de génie, à la chance, au mérite ou à une quelconque récompense d’avoir autant œuvré. Comme je l’expliquais à mon petit-fils Zacharie (25 ans) l’autre jour, j’ai toujours cru aux forces de l’Univers capables de tout faire apparaître pour nous soutenir; tellement que je n’ai jamais perdu espoir. Toi, cher Soleil, tu m’as certainement entendu leur parler des centaines de fois depuis tant d’années. Je m’adressais à la petite voix à l’intérieur de moi; celle qui s’amplifiait à mesure que l’entreprise grossissait. Va savoir pourquoi! On dirait que plus je lui parlais, plus elle devenait importante dans mes réflexions. Plus j’avais confiance en elle, plus elle prenait de la place dans ma tête et dans mon cœur.
J’ai même baptisé cette voix du beau nom de Providence. Car, pour une femme comme moi qui gagne sa vie en vendant de la nourriture, ce beau mot signifiait « Densité inépuisable de “provisions” ». Avec Providence comme alliée, j’étais convaincue de ne manquer de rien. Et parce que j’y croyais fermement, je finissais toujours par atteindre mes buts. La vérité, c’est que je n’ai manqué de rien pendant toutes ces années de travail acharné.
Aujourd’hui arrivée aux trois quarts de mon âge, je suis encore éblouie des multiples miracles qui se réveillent avec moi chaque matin. Des yeux qui peuvent encore tout lire et admirer chaque détail de Dame nature. Une ossature forte, droite et solide. Une santé à toute épreuve. Une créativité d’abeille travaillante et un appétit de vivre quasi démesuré.
Maman avait bien choisi son jour. Car, ici-bas, le Soleil et moi avons développé un attachement impossible à dénouer. Et je suis certaine que, le moment venu, c’est emmaillotée dans sa douce chaleur que je m’envolerai vers le paradis!
Oui, oui, je suis née un 27 mai de Soleil éblouissant en 1947.
Cora
❤
Je ne me souviens plus, était-ce en deuxième ou en troisième année que j’ai découvert les crayons de couleur? Oui, oui, cela vous semble inusité aujourd’hui, mais en 1954, les beaux crayons de couleur de marque Laurentien étaient quelque chose de très précieux.
« De précieux et de dispendieux », avait déclaré maman en lisant la liste des effets scolaires à se procurer. Elle avait choisi pour moi la petite boîte de six crayons : rouge, bleu, vert, jaune, orange et violet. J’étais complètement éblouie malgré le fait que j’avais insisté pour obtenir la boîte de douze couleurs.
Maman gouvernait l’économie familiale et chaque cent noir était important. Surtout qu’elle allait aussi devoir m’acheter un paquet de grandes feuilles blanches pour apprendre à dessiner. Juste à voir sa figure rembrunie, je savais qu’elle agirait à contrecœur. J’ai pourtant appris. À force de dessiner le ciel et la mer, le crayon bleu s’est usé en un rien de temps. Je m’en souviens encore. J’ai eu la larme à l’œil jusqu’à ce que papa revienne de voyage et me promette de me rapporter une boîte de douze crayons, juste pour moi.
Je dessinais mes arbres préférés, des sapins avec des branches bien épaisses et aussi, quelques fois, une belle étoile jaune scintillante sur le faîte. Le crayon orange ne servait presque jamais puisqu’à cette époque les oranges étaient des denrées rares en Gaspésie. Une fois pourtant, j’ai dessiné maman avec une robe orange et un petit bandeau de tête assorti. Elle avait une très belle figure, mais jamais, à ses dires, elle ne porterait une robe aussi criarde.
Aujourd’hui, en émule d’Iris Apfel, l’orange est une de mes couleurs préférées avec le jaune, le rose, le mauve et le vert lime. Oui, oui, j’ose la couleur car elle me garde vivante. D’ailleurs, je raffole des lunettes et j’en ai de presque toutes les couleurs à force de faire les marchés aux puces pour trouver des montures rétro. Vous trouveriez sans doute que ma garde-robe ressemble surtout à une grosse boîte de crayons Laurentien 24 couleurs.
Je dessine depuis toujours; sur les feuilles scolaires, sur l’endos des feuilles de calendrier, sur des calepins bien conservés, dans la marge de mes agendas et plus tard sur les murs de nos restaurants. Parce que nous n’avions pas de budget pour décorer nos murs, j’illustrais et coloriais les noms des plats du menu. Et je placardais une dizaine d’affiches ici et là dans le resto. À chaque nouvelle ouverture, j’ai dessiné encore et encore pendant presque dix ans jusqu’à ce que nous ayons les moyens de reproduire professionnellement mes propres dessins à placarder sur les murs des restaurants.
Pendant très longtemps, j’ai dessiné à la main nos menus avec plusieurs petites illustrations qui, à la longue, ont créé un style de communication très particulier. J’ai aussi conçu moi-même des caractères de minuscules et de majuscules qui sont devenus notre propre police de caractères. Nous l’utilisons d’ailleurs encore aujourd’hui dans toutes nos communications marketing. Programmée dans les ordinateurs de nos graphistes il y a quelque 15 ans, la typographie CORA est distinctive et très représentative du style original de tout notre concept.
Je suis particulièrement heureuse et très fière de cet accomplissement. Non seulement, j’ai eu le bonheur de dessiner moi-même notre logo SOLEIL, tous nos menus et la plupart de nos illustrations décoratives, j’ai surtout la grande satisfaction de savoir que les petites boîtes de crayons de couleur de mon enfance ont porté fruit.
Encore une fois, je réalise que toute l’édification du concept CORA a pris naissance dans mon enfance. L’importance extrême que j’ai accordée à la typographie de l’alphabet, le continuel désir d’apprendre, l’amour de la lecture et ma grande curiosité ont été les jalons les plus importants de ma réussite.
Je me souviens de toutes ces années de jadis pendant lesquelles j’arrosais la moindre graine d’idée. Je surveillais chaque détail, chaque couleur appétissante, chaque assiette bien garnie. Tout nouveau frisson titillait ma curiosité et j’y donnais mon entière attention. Même si, à chaque nouvelle éclosion d’idée, je devais affronter le doute, l’incertitude et même l’impossible, j’avais cette bienheureuse manie de TOUJOURS VOULOIR TRANSFORMER L’ORDINAIRE EN EXTRAORDINAIRE.
Tellement souvent j’ai pensé que c’était une gentille fée qui me chuchotait mes meilleures trouvailles et qu’un ange bienveillant m’aidait à réussir. Et c’est ainsi que pendant que je peinais à désherber mon propre jardin, un concept exceptionnel de restauration matinale émergea du pur néant.
Cora
❤
MAMAN,
8, chemin du Paradis
Là-haut dans le ciel
Très chère maman, tu dois être surprise de recevoir enfin un signe de vie de ma part. Depuis ta mort accidentelle en 1982, je t'ai écrit une seule fois, mais j’ai déchiré la lettre. Aujourd'hui, devenue beaucoup plus vieille que toi et encore vivante, j'apprends enfin à emballer tout mon amour et à être capable de te l'expédier là-haut dans ton Paradis.
Maman, je me souviens très clairement du jour où j'ai dû identifier ton corps à la morgue. Je me souviens surtout de ton crâne fracassé et sanglant comme l'avaient été tes mains toute ta vie durant. Je n'ai pas pleuré ce jour-là parce que mon propre cœur était lui aussi brisé en mille miettes. M'éloignant du marbre glacial, j'ai juste essayé d'oublier ta triste vie.
Papa était mort l'année d'avant et tu avais décidé d'amener mes enfants en Gaspésie aussitôt que les vacances arriveraient. Travaillant comme une folle à cette époque, ça m'arrangeait que mes petits puissent enfin voir la mer et les jolies truites cachées dans ses ruisseaux. Tu t'en souviens, maman? Tu venais juste de dépasser l'affiche de ton village lorsque ta petite Austin Marina a frappé en plein front un gros camion transportant des moutons à l'abattoir. J'ai tellement eu peur maman lorsque j'ai reçu l'appel. Même si on m'avait dit que mes enfants étaient sains et saufs, des mois entiers, je les imaginais, comme les moutons en route vers la mort.
Très chère maman, je t'ai accusée trop longtemps pour mes propres difficultés à vivre. Je t'en voulais de ne pas nous avoir aimés comme il fallait, d'être toujours malade dans ta tête, si peu affectueuse et si peu encourageante face à nos aspirations. Je ne voulais pas te ressembler. Et pourtant, lorsqu'à tes funérailles j'ai appris de tante M que tu avais déjà le cœur brisé lorsque tu as épousé papa, j'ai réalisé que j'avais fait exactement la même chose que toi : marier un homme que je n'aimais pas parce que je portais sa semence.
Tante M m'a aussi dit que tu aimais la littérature, que tu avais des rêves d'écriture, des espoirs artistiques et des désirs de voir le monde et d'en apprendre davantage. Elle m'a avoué, la larme à l'œil, que tu avais dû renoncer à tout cela car, à cette époque, une jeune fille n'avait guère le choix.
Aujourd’hui, je te comprends maman. Et je ne peux plus t’en vouloir. Ta révolte passive s'est exprimée en faisant bien ton travail quotidien : la cuisine, le pain, les confitures, le ménage, le jardinage et la couture. Mais, je dois te le dire, ton manque d'amour nous a beaucoup perturbés, nous, tes enfants, tes filles surtout. Chère maman, nos misères s’achèvent maintenant parce que nous allons apprendre ensemble que le bonheur pousse de l'intérieur. Il est capable de ressurgir des pires malheurs, de se frayer un chemin jusqu’à notre cœur et d’exploser dans nos bras.
J'allonge ma missive, chère maman, parce que malgré tout, j'ai encore besoin que tu m'aimes; que tu me berces et que tu chantes pour m'endormir. Mais ne t'inquiète plus de moi. J'ai appris d'instinct ce que j'avais à faire. J'ai quitté l'époux malfaisant et, sept ans plus tard, en 1987, j'ai entrepris de construire une immense cuisine à l'intérieur de laquelle mes propres enfants et des centaines d'autres collègues ont été accueillis avec respect et affection. Ensemble ils ont découvert leur plein potentiel, la confiance en eux-mêmes et appris à réaliser de grandes choses.
Oui, maman, c'est probablement à cause de toi et parce que notre vie de famille a été difficile que je me retrouve dans ce métier de l'hospitalité à ouvrir les bras, à nourrir et à aimer tous ceux qui s'attablent chez nous.
Certains docteurs de l'âme diront peut-être que c'est l'idéalisation de mes propres désirs de petite fille qui est à l'origine de mon leadership. Peu importe, maman. Peu importe que j’aie voulu démontrer que, malgré le modèle boiteux, j’étais capable de faire mieux, d’être meilleure et pour plus longtemps.
J'ai dressé une grande table. J'ai rassemblé des centaines d'entrepreneurs autour d'une cause créatrice et rémunératrice. Je suis fière et satisfaite, d'avoir créé ici-bas un repas qui sera encore servi lorsque je t'aurai rejointe là-haut. Ne t'inquiète plus, maman, je suis riche puisque j'ai découvert que nourrir les autres avait réussi à assouvir la faim de mon pauvre cœur.
Aujourd'hui, chère maman, je pleure de joie en t'écrivant tellement je suis contente d'être née. Je te remercie d'avoir été ma mère, exactement comme tu as été parce que ça m'a permis de devenir qui je suis. Je te remercie de m'avoir transmis ton amour de l'écriture, de la littérature et de l'enseignement. Tu m'as aussi légué ton talent de couturière et avec lui le pouvoir magique de tout réussir avec mes mains. Tu m'as donné ta capacité d'organisation, ta forte carrure, ta chevelure abondante, ta résistance aux contrariétés, à la douleur et au manque d’amour. J'ai hérité de ta surprenante force physique, de ton sens aigu de l'économie et de ton extraordinaire capacité d'abnégation.
Je m'en souviens, maman, la première fois que je t'ai demandé une robe, tu m'as donné deux verges de tissus et un patron. Et c'est ainsi que j'ai appris à coudre tous les jolis habits de mes enfants, des robes pour moi, des nappes, des rideaux, et presque tous les gentils animaux rembourrés illustrés dans les gros livres de patrons Butterick ou McCall. Tout cela m'a servi, chère maman, et je suis tellement contente de t'avoir ressemblé. Je t'aime, je t'aime enfin maman, et c'est pour moi la plus sublime des émotions.
Il n'y a que l'amour d'important et je sais maintenant que le monde est rempli de mamans qui, comme moi, se souviennent aujourd'hui des douleurs libératrices de leur évolution. Je n'aurai plus peur car il n'y a que l'amour d'important. Et chaque fois qu'un être humain se trouve devant l'urgence d'un acte créatif, il avance à tâtons vers la connaissance de lui-même tel un nouveau-né déliant un à un ses talents à la lumière. Je te serai éternellement reconnaissante, très chère maman, de m'avoir conservée vivante et lucide jusqu'à ce que je puisse décortiquer et comprendre ta vie et la mienne.
De là-haut, tends-moi la main et attrape la mienne, maman chérie. Tiens-moi fort. Maintenant que nous nous sommes retrouvées, un mutuel attachement coule dans nos veines. Et aujourd'hui, pour te dire BONNE FÊTE, je n'aurai qu'à dessiner un immense CŒUR rose dans le bleu du ciel!
Ta fillette qui t'aime infiniment,
Cora
💓
Psst : À toutes les femmes de la terre qui ont, d’une façon ou d’une autre, élevé un enfant; à ma fille et à mes deux petites filles, je vous offre mon cœur bouillant d'amour.
L’autre soir, j’avais trente ans et j’étais assise sur le lit conjugal, droite comme un « i », avec devant moi, les joues noires de la nuit épiant mes gestes à travers l’unique fenêtre de la chambre. Sur mes genoux, une bible pour enfants, imprimée en grand format, et sur laquelle quatre feuilles lignées d’écolier attendaient que j’y déverse mon chagrin. J’hésitais, j’avais peur et je craignais l’époux colérique qui clamait à cœur de jour que les femmes ne sont pas faites pour écrire. Il détestait que je puisse sortir de ma tête des paragraphes qu’il ne pourrait jamais lire ni comprendre. Par prudence, je cachais mes écrits, mes stylos et tout crayon ne faisant pas partie du matériel scolaire des enfants.
Treize années de mariage et trois jeunes enfants m’avaient appris à garder la paix dans le logis. Je me taisais, je cuisinais, je nettoyais, j’aimais mes bébés et j’obéissais au maître des lieux. Téléguidée par un quelconque ange dont j’ignorais le nom, je divertissais mes petits en leur lisant la Bible. Lavés, peignés et parfumés de talc, les trois s’assoyaient autour de moi sur le tapis du salon. Ils m’interrompaient souvent, me posant mille questions concernant la vie des premiers apôtres et les paraboles de Jésus. Je me souviens particulièrement de l’histoire du pauvre Lazare, mort et enterré, puis revenu à la vie. J’étais, à cette époque, très loin de me douter que moi aussi, un jour, je sortirais de mon triste tombeau.
Quelquefois, pour adoucir mon sort, j’essayais d’être encore plus gentille que la gentillesse. Et l’époux grondait de plus belle. Il essayait de me mater, de me soumettre à son autorité. Mais ma docilité le mettait hors de lui et je ne lui résistais jamais. Le Dalaï-Lama aurait été fier de moi s’il m’avait vue, lui aussi, à travers la fenêtre de la chambre.
Même si j’étais la seule des trois belles-filles capable d’écrire à la belle-mère dans sa propre langue, l’époux ergotait. Il voulait savoir ce que j’écrivais; si je me plaignais.
Souvent l’après-midi, je m’assoyais sur le petit balcon du troisième étage. J’essayais de réfléchir à ma vie, mais tout s’embrouillait dans ma tête. Chaque fois, mes peines et mes espoirs entremêlés se perdaient dans le bruit assourdissant de la circulation urbaine. Parfois, j’implorais les oiseaux des villes de transporter mes messages à des amis imaginaires. Une fois, un écureuil sorti de nulle part a sauté sur mon balcon. J’ai tout de suite voulu le flatter et ses dents se sont agrippées férocement à mon pouce. Sauf pour mes bébés, il m’était facile de conclure que, dans ce monde allophone, personne ne m’aimait.
Comme dans l’histoire de Cendrillon, les belles-filles acariâtres se réjouissaient de mes malheurs. « Quelle idée, épouser une étrangère! » clamaient-elles à qui voulait l’entendre. « Certes, elle parle notre langue, elle cuisine notre nourriture, mais que connaît-elle de notre mentalité? »
Dans le quartier grec du centre nord de Montréal, la vie avançait cahin-caha et un jour la belle-mère arriva de Grèce. Insistant pour vivre avec sa nouvelle belle-fille, j’étais certaine que mon inconfort quotidien allait augmenter de quelques crans à l’échelle de Richter. Même le beurre sur la table la contrariait; la quantité de camomille que je mettais dans sa tasse, la pliure des feuilles de vigne, l’orzo trop pâteux, l’agneau trop cuit. Elle chialait sur chaque détail à son enfant préféré : lui, mon époux.
Pourtant, il m’arrivait de l’aider à laver son énorme corps, assis sur un tabouret dans la petite salle de bain du logis. Je me souviens encore aujourd’hui comment je devais savonner les plissures de son cou, ses oreilles caverneuses et ses larges épaules. Prendre dans ma main ses lourdes mamelles, frotter son gros ventre, ses épaisses cuisses et ses longues jambes sur lesquelles une mousse savonneuse dégoulinait et s’immisçait entre ses orteils biscornus. Son corps bien asséché, je démêlais et peignais ses longs cheveux encore tout noirs et je badigeonnais son visage d’une crème antirides rapportée de Thessalonique.
Dans ces rares moments d’intimité, j’ai souvent eu l’impression que ma vie misérable n’était rien en comparaison de ce que cette femme avait enduré. Je connaissais son histoire et étrangement, je l’aimais. J’aimais son cœur résilient malgré de nombreuses épreuves affligeantes : perte de ses trois époux, son enlèvement par des soldats rebelles, viols à répétition, éloignement de ses enfants et misère noire durant de longues années, jusqu’à ce qu’elle puisse rejoindre ses trois fils dans notre bon Canada.
Quelques fois, avant de lancer la pierre à l’une ou à l’autre, il est bon d’en apprendre sur leur vie, de savoir dans quelle marinade elles ont macéré.
Cora
❤
« Faites en sorte que vos actes soient garants de votre valeur, mais méfiez-vous constamment des pièges terribles de l’orgueil et de la vanité qui risquent de nuire à votre succès ». — Og Mandino
J’ai jadis expérimenté la brutalité de cette maxime. Je me souviens, c’était vers la fin d’octobre et on venait d’ouvrir un troisième restaurant avec, le long de la devanture, une vingtaine de citrouilles transformées en sorcières sous les couteaux de nos jeunes cuisiniers. Plutôt fière, je me pavanais dans le resto lorsqu’un étrange nouveau client m’invita à m’assoir et me raconta l’histoire d’un gâteau de son pays capable d’impressionner les clients les plus capricieux.
« Le gâteau sachertorte est une œuvre d’art », renforça l’inconnu après m’avoir expliqué de long en large la recette de ce gâteau étagé au chocolat moelleux garni de confiture d’abricot et recouvert d’une délicieuse glace au chocolat.
Un peu gênée de lui offrir notre renversé aux ananas comme dessert du jour, je me suis promis d’essayer de reproduire ce gâteau le soir même, à la maison. Curieuse et audacieuse, c’est ce que je fis une bonne heure après avoir recherché dans plusieurs livres de cuisine la recette exacte du fameux chef-d’œuvre viennois.
Comme j’avais sur place tout le nécessaire, je mis une nouvelle cassette d’Andrea Bocelli dans le lecteur, allumai le four à 350 °F et entrepris de mélanger les différents ingrédients. Contrairement à mes habitudes, je suivis la recette mot à mot et fouettai le glaçage juste comme il le fallait, très excitée du résultat et, surtout, en imaginant l’exclamation des employés et des clients lorsqu’ils apprendraient que cette merveille avait été concoctée de mes propres mains. De plus, j’avais une belle cloche à gâteau pour transporter mon œuvre d’art au resto le lendemain matin.
Couchée très tard après avoir nettoyé ma cuisine, réveillée en retard et sortie en vitesse de la maison avec la cloche bien garnie, j’ai dû la déposer sur le toit de ma Honda le temps de chercher mes clés que j’avais oubliées dans la maison. Où avais-je donc mis ces damnées clés que j’égarais un jour sur deux, même en temps normal? Dix minutes plus tard, les trouvant sous une pile de livres de recettes, j’ai vite couru à la voiture, mis le contact et filé tout droit vers le resto où déjà quelques clients devaient m’attendre en piétinant de froid à l’extérieur. J’ai déverrouillé la porte avec mille excuses et me suis empressée d’allumer les feux sous la machine à café. Je savais que le liquide chaud avait le pouvoir de tout faire pardonner.
Ce n’est qu’en entrant dans la cuisine les bras vides que je me suis souvenu du magnifique sachertorte. J’ai eu la naïveté de courir dans le stationnement pour voir si la cloche était encore sur le toit de mon auto.
J’ai quand même passé des semaines à me demander à quel moment au juste, à quel endroit précis et dans quelle pente du parcours mon fameux gâteau avait sauté dans le vide. Pour aussi longtemps que je suis restée dans ce resto, je ne me suis jamais rendue au travail sans penser à mon sachertorte. Je l’imaginais majestueux, se scindant en deux malgré le glaçage hermétique. Je voyais la cloche stupéfaite, glisser malgré elle dans le vide. J’imaginais l’effroyable déconfiture des abricots. J’entendais tantôt le fracas du verre atterri sur le pavé, tantôt le piaillement des oiseaux perplexes devant ce gigantesque amas de miettes si savoureuses.
Et c’est ainsi, assez tôt dans mon histoire, que les corneilles me déracinèrent l’orgueil et la vantardise. Et chaque fois, par la suite, lorsque la fanfaronnade s’apprêtait à me grimper dans le chignon, j’imaginais qu’un oiseau de malheur me picorait le nez. L’univers a tout manœuvré pour que mon désir de faire plaisir au monde reste pur, gratuit et complètement désintéressé.
Pauvre sachertorte, anéanti avant d’être applaudi. UNE BIEN BONNE LEÇON POUR MADAME LA FONDATRICE!
Cora
❤
Le besoin d’écrire frappe tellement fort certains jours qu’il est capable de tirer un rêve du néant et le rendre réel. Alors j’empoigne mon bloc-notes et le stylo toujours à la même place sur la table de chevet, et j’essaie de transcrire le plus rapidement possible tout ce qui m’apparaît lorsque j’ouvre les yeux. Ainsi, ce matin, j’émerge de sous l’édredon, j’ouvre grand les yeux et je vois une immense et très haute double porte rouge à poignée dorée. Où suis-je donc? Gardant mes pieds au chaud, j’active mes neurones. La réalité de ce rêve me semble impossible à décrire.
Je suis sur une route étroite, je ne vois rien derrière moi, mais je suis certaine que je me déplace depuis longtemps. Comme si j’avais marché toute une vie durant. J’avance sur une espèce de muraille de Chine invisible. Levant la tête vers le ciel, je peux presque toucher un nuage. Cette route est comme un tunnel, un long couloir à ciel ouvert où s’affichent, ici et là, de grands tableaux illustrant des morceaux de ma propre vie, des tableaux animés ressemblant à des écrans géants de ciné-parc où tout bouge; je peux ressentir des émotions, entendre des bruits et même ma propre voix changeante à mesure que j’avance en âge.
Là, à ma droite, tête première, je me vois sortir des entrailles de ma mère. Des mains de femme m’accueillent, toute rouge et gluante, et me plongent dans une bassine d’eau tiède. Puis, je me vois, rampant sur le prélart jaune de la cuisine, mes petits doigts essayant d’agripper les grenailles de nourriture tombées de la table. Plus loin, j’aperçois maman tellement jolie, berçant frérot sur la galerie de Caplan. Plus tard, elle est dans la cuisine, découpant dans un vieux drap de longs rubans de tissus, momifiant ses mains couvertes d’eczéma, enroulant chaque doigt avec des bandelettes de tissus serrant ses chairs. Et plus loin, je l’entends pleurer lorsqu’elle plonge ses mains dans un lavabo d’eau bouillante.
J’avance et je vois grand-père Frédéric venir à la rescousse de sa fille avec, pour les enfants, un gros sac brun rempli de noisettes. Il est assis par terre avec nous et je l’entends nous apprendre que lorsque la lune est rouge, il fera chaud le lendemain; lorsque la terre gèle avant l’arrivée de la neige, les érables vont couler à flots au printemps. Et plus loin, c’est l’été. Nous voilà sur la grève, lui et moi. Pour me faire peur, il enroule autour de son cou quelques longs foulards d’algues brunes et sautille en criant comme un cormoran affamé.
Sur plusieurs tableaux, je vois mon père partir et revenir tellement souvent avec sa petite valise de commis voyageur. J’entends Mario Lanza (ténor américain, 1921-1959) chanter à tue-tête dans le salon lorsque papa pleure. Encore plus loin, deux petites filles jouent dans un carré de sable, deux têtes blondes frisées comme des moutons, et un grand fanfaron qui essaie de leur faire accroire que le bonhomme sept heures existe encore.
Que m’arrive-t-il? Un ange aurait-il filmé ma vie pour me la rappeler à l’heure fatidique? Suis-je vraiment en route vers l’au-delà? Et tous ces tableaux animés, vont-ils plaider ma cause ou l’empirer? Ai-je vraiment vu la grande porte du paradis?
Je n’ai jamais parcouru Compostelle et pourtant, le temps d’un instant, j’ai l’impression de m'y trouver avec un ange me tenant par la main. Heureusement, car quelques pas plus loin, une grande tristesse s’empare de moi. Je me vois en robe de mariée, le ventre déjà grouillant de vie. Je pleure lorsque, sur le perron de l’église, mon époux enlève son anneau de mariage. Dieu merci, l’ange me tire la jaquette et j’avance en âge. Comme par magie, dans plusieurs tableaux, je vois mes trois enfants grandir. Tous les quatre soudés ensemble, nous travaillons, nous survivons et nous réussissons. Je porte très souvent une veste blanche de cuisine. Je souris, je suis heureuse parce que j’aime faire plaisir au monde; j’aime surtout créer de nouveaux plats pour éblouir la galerie.
Cette longue route mène-t-elle vraiment au paradis? En suis-je encore très loin? Je redresse mes oreillers et j’allume une petite lampe pour éclairer mon bloc-notes. Dehors, la nuit roupille à poings fermés. SUIS-JE EN TRAIN DE RÊVER OU D’IMAGINER UN RÊVE? L’édredon en pagaille trahit ma quiétude. Un pied devant l’autre, j’avance pourtant. Lorsque j’entends des bruits de tonnerre violenter mon égo, j’ai peur et j’essaie de prier. Sur l’écran magique, je me vois implorer le grand manitou. Et, lorsque tout va bien dans ma vie, lorsqu’un soleil éblouissant inonde mes désirs, je néglige sa divine présence dans mon cœur.
Que puis-je faire? Ma route avance dans le ciel, cahoteuse, grimpante et descendante au rythme du tassement des nuages. Suis-je sur la bonne voie? J’ai peur d’être encore très loin du paradis, et encore plus peur d’être trop près de cette immense porte aussi rouge que le feu de l’enfer. L’ange pose sa main sur mon épaule. Que sais-je de cet endroit paradisiaque? J’essaie de me rappeler les consignes du Petit Catéchisme de mon enfance et tout s’embrouille dans ma caboche. Le paradis existe-t-il vraiment? Je me questionne. Ai-je été une bonne personne, une bonne mère? J’avais toujours une excellente raison pour trop travailler.
Glacée d’effroi, une pluie acide tombe dans mes yeux et tous les tableaux de ma vie s’embrouillent. Suis-je déjà morte? En route vers le jugement dernier? Et voilà que tout d’un coup, quelque chose se passe. La poignée dorée bouge, elle grince et tourne sur elle-même. Je tremble, je ne suis qu’une vieille femme quêtant encore un peu de paix. Une minute, une heure, une éternité, un silence immaculé emprisonne l’espace. Ma tête cherche à s’enfuir, à plonger dans un océan de requins, à se cacher au fond des mers. Puis soudainement, aussi lourde que tous les péchés du monde, la haute double porte rouge s’entrouvre devant une immense foule. Je panique, je me croyais toute seule sur la route. Où suis-je? Que va-t-il se passer?
Un vieillard de mille ans m’apparaît. Il avance vers moi en toge blanche et pantoufles roses. Il s’immobilise. Lorsque ses yeux s’enfoncent dans les miens, mon cœur se fendille en mille morceaux. Puis l’ancêtre étire son cou, ouvre ses grands bras et embrasse l’âme de la foule. Je frissonne d’espoir. Serais-je du lot des élus? Et comme s’il m’avait entendue, la bouche craquelée de Saint-Pierre dépose en chacun de nous un ultime viatique, une absolution bienheureuse :
-« Entrez, mes enfants chéris. Ici, il y a de la place pour toutes les âmes du monde. »
Cora
❤
Encabanée dans ma grande maison aux six divans, j’ai enfin eu le temps de réfléchir. Ces trente dernières années, par monts et par vaux, j’ai sillonné notre grand pays afin d’y planter un peu partout de belles grandes tables à déjeuner. Et j’ai eu drôlement besoin d’un repos quasi obligatoire pour enfin me calmer les hormones. La pandémie et son sévère confinement me l’ont procuré.
Au début, comme tout le monde, j’ai ragé contre cette abominable calamité dont personne n’avait prédit l’arrivée. J’ai pleuré la mort hâtive de beaucoup trop de personnes âgées. Et, masquée jusqu’aux oreilles, j’ai eu peur pour ma propre vie, celle de mes enfants et de mes petits-enfants. J’ai prié pour nos proches, nos franchisés, nos employés, nos clients et la planète entière. Chaque matin, j’ai entrepris de marcher quelque deux kilomètres dans la nature pour apaiser mon esprit et me coller à l’indéfectible sagesse des arbres.
Pendant ce confinement obligatoire, j’ai eu tout le temps au monde pour réfléchir à ma vie, à mes bêtises, à mes excès et à mon entêtement à réussir à tout prix. Comme si mon existence en dépendait; comme si le nombre d’établissements allait être l’unique barème pour me définir. Et le méchant virus est arrivé, bousculant nos habitudes, nos croyances et ma ferme conviction de vivre jusqu’à cent ans. Je le désire encore, mais avec un peu plus de détachement, comme il me plairait qu’il fasse soleil demain.
C’est un fait, je ne suis plus à la barre de quoi que ce soit d’important. Et je survis, heureuse d’être encore de ce monde et confiante dans l’avenir. Voulant garder contact avec nos précieux clients, dès le début de la pandémie, j’ai entrepris de leur écrire une lettre chaque semaine et j’en suis à la cent-cinquantième, presque. J’ai retrouvé ma passion de jadis! L’écriture, je vous l’avoue, a été ma meilleure thérapie. Elle a vidé ma tête d’un lourd passé. Mes plus beaux et mes pires souvenirs se sont égarés dans un fouillis de paragraphes, la plupart aujourd’hui grugés par l’oubli.
Jadis, j’étais tellement contrariée de ne jamais pouvoir en faire autant que j’aurais voulu. Quelques fois, je me souviens, l’espoir me coupait les pattes, mais je restais debout, m’accrochant à l’aile d’une corneille ou, mieux encore, à la patte d’un loup. Aujourd’hui, je me sens beaucoup plus forte. J’ai perdu des plumes, mais j’ai gagné la bataille. Les épreuves ont égratigné ma vie, mais je réalise qu’elles ont aussi été le brouillon de ma réussite. Je le comprends maintenant, et je prends le temps d’apprécier ma résilience, de compter mes bénédictions et d’égarer en forêt la plupart de mes petits chagrins incrustés. Oui, oui, vous devez me croire; je n’entends presque plus mon cœur brailler.
Étendue bien souvent sur le divan rouge du salon ou sur le vert kiwi de la verrière, j’ai eu amplement le temps de revisiter mon passé, mes exploits, mes épreuves, et j’en conclus que tout a été nécessaire. J’ai aussi pu reconnaître et m’approprier quelques belles qualités fort aidantes à mon succès : la créativité, l’audace, la persévérance et le courage. Ce confinement a été pour moi comme une longue convalescence émotionnelle qui a finalement accouché d’une nouvelle énergie vitale. La souffrance a foutu le camp et mon appétit de vivre pourrait dévorer un volcan. L’inaction m’a forcée à réfléchir, à assumer ma force et ma fragilité. J’ai appris à voir clair et plus loin que le bout de mon nez.
Ayant eu très peu de choses pour m’étourdir, j’ai été beaucoup plus calme, moins entreprenante, plus profonde, et plus en harmonie avec la nature et mes réels besoins. Les amitiés décevantes se sont desséchées et les pies assourdissantes ont fui mes parages. J’ai aussi fait la paix avec les deux chipies « Vieillesse et Retraite » (lettre publiée le 13 mars dernier) et au lieu de les ignorer, j’ai accepté de faire partie de leur club. À bientôt 75 ans, il n’est pas trop tôt!
À mesure que la normalité se réinstalle, la joie et le plaisir de socialiser refont surface. Un bon déjeuner au resto, une fête d’enfants, une visite dans une bouquinerie, un café entre amis et la musique valsent rapidement dans nos têtes. Je vous le jure, ces jours-ci, une couronne de possibilités encercle mon occiput. Mon premier voyage en bagnole sera certainement de refaire une énième fois le tour de ma Gaspésie natale pour respirer l’air de la mer, manger du poisson frais et emmagasiner dans ma tête et dans ma caméra des paysages à couper le souffle. N’avez-vous point, vous aussi, l’impression de revivre, allégés, curieux, et encore plus amoureux de la vie? Je vais également réintégrer mon rôle honorifique de fondatrice visitant avec un immense plaisir nos courageux franchisés un peu partout à travers le Canada. Et, au début de l’été, j’aurai l’extrême bonheur de vous présenter un petit chef-d’œuvre conçu par l’équipe créative de l’entreprise : Un tout nouveau grand menu de déjeuners.
Cora
❤