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12 mai 2024

Ode à ma mère

J’avais cinq ans et déjà je te savais tellement triste, maman.

Ce martyre des doigts rongés d’eczéma, tes mains momifiées, gantées, brûlantes de douleurs, maman.

Ces trop-pleins matinaux quand tu traversais chez la voisine pour supposément emprunter un demiard de crème, maman.

Ces nuits blanches passées à découdre et recoudre un vieux paletot pour m’en faire un joli manteau, maman.

Je me souviens de tes bons petits plats, des confitures que tu nous faisais, maman.

Coudre, cuisiner et nettoyer. Tu as toujours fait ton devoir, mais ton triste cœur fut incapable de nous aimer, maman.

Tes longs silences déboussolaient nos petits cœurs assoiffés d’amour, maman.

En t’affairant à tes besognes, ta vaillance à toute épreuve, tu devais t’occuper l’esprit pour éviter de penser à ce qui t’avait arraché le cœur, maman.

La rage, la peine et la déception devaient t’épuiser tous les jours. Cet immense secret que tu as gardé jusque dans ta tombe, maman.

Nous ignorions ton incommensurable peine tandis que tu souffrais en silence, maman.

Indiscernable et menaçante, une mystérieuse douleur avait chamboulé ta vie et la nôtre, maman.

Notre enfance, nous l’avons vécue effacés, ayant toujours peur de te déplaire, maman.

Je t’en ai voulu. J’avais besoin de connaître les vraies choses de la vie et tu ne m’as rien enseigné ni à tes deux autres fillettes qui, comme moi, ont dû inopportunément accueillir un poupon, maman.

Était-ce le manque de connaissances ou la peur qui t’empêchait de nous parler? Nous étions des oies blanches et tu as laissé nos ailes se salir, maman.

Cette ignorance maudite nous a causé mille tourments. Comme toi, sans amour, tes filles se sont accouplées. Et nos vies, en pure perte, sont devenues des champs de bataille, maman.

Tu ne savais rien de ma triste vie d’alors. Si malheureuse que j’étais, il m’arrivait de penser à ma propre fin, maman.

Dans cette collision frontale, ton chagrin, ton secret et toi-même êtes morts au même instant, maman.

Lorsqu’à la morgue j’ai dû t’identifier, j’ai eu très peur. Tellement peur de ton visage déconstruit, du sang coagulé sur tes joues, des veines ouvertes dans ton cou, maman.

Aussi coriace soit-elle, la vie m’a pourtant choyée. À tes funérailles, une de tes sœurs m’a enfin raconté ton secret. Cette histoire aujourd’hui inimaginable, tu l’as pourtant vécue et elle a gâché ta vie, maman.

Tu étais la plus belle maîtresse d’école du canton, amoureuse d’un protestant que l’Église t’a interdit d’épouser. Tu t’en souviens, à cette époque la religion gouvernait, maman?

Tu as écouté ton père lorsqu’il t’a présenté un brave et vaillant jeune homme récemment revenu en Gaspésie. Grand-père l’aimait beaucoup, mais toi, tu en aimais un autre, maman.

Je m’en veux tellement de t’avoir accusée, critiquée, blâmée sans même avoir connu ta triste destinée. Mille milliers de fois, je m’excuse, maman.

Tout l’amour inutilisé que je garde en moi, je te le donne au grand complet, maman.

Attends-moi là-haut, car ensemble, pour sûr, nous recommencerons une nouvelle et magnifique vie, maman.

Ta fillette,

Cora

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