Je badine, je rigole, je radote à profusion. J’ai souvent l’impression d’écrire comme si j’étais en phase terminale. Comme si je voulais tout dire avant de partir; tarir mon puits de jolies phrases et m’enfuir. La chair des mots a toujours été ma terre natale, là où toute réalité prend naissance, là où ce matin mes doigts usés essaient de coudre ensemble des espoirs troués, une biographie mille fois rapiécée.
J’avance et j’implore CHRONOS, le dieu du temps qui s’écoule. Des tréfonds de l’âge, ce fils de Zeus va-t-il me répondre? Je m’incline et je supplie tous les bonzes du Panthéon. Mes griffures d’encre noire sont une longue revendication, une prière pour mon cœur assoiffé d’amour.
J’ai jadis voulu aimer et j’ai dû traverser le mur barbelé des lamentations. Tant bien que mal, je cherchais un peu d’affection. Dieu merci, aux études comme en affaires, j’avais cette bienheureuse propension à avancer droit devant. Le ciel, je suppose, m’aide à ne jamais me sentir toute seule ici-bas. Toujours, toujours, quelques anges me déroulent un tapis volant; un aigle me lance quelques plumes et j’écris ma vérité.
Contente de quitter le royaume des rêves. J’adore le faciès rosi de l’aurore. Dans ma grande cuisine, je compte mes bénédictions. Je m’extasie. Combien de jours me reste-t-il pour peinturlurer mes derniers désirs? Je m’agenouille et je prie pour que la moissonneuse m’oublie au lieu de m’occire. Mon cœur s’immisce entre les lignes; mon ardeur harmonise les rimes.
Je badine, je rigole, j’imagine mon corps outrageusement flétri nageant en plein océan. Qui donc l’amènera sur la rive paradisiaque de l’éternité? Une baleine pourrait grignoter mes chairs. Je tremble et j’ai peur qu’elle avale aussi mon cœur. Que l’on me jette en pitance à la terre, que l’on cache mes mots dans les veines des ruisseaux!
Mes doigts frissonnent, mais ils foncent dans ces bienheureux matins d’écriture. Ils remontent l’aiguille du temps à leur guise. Ils utilisent les heures comme si elles étaient des minutes gratuites dans un parcomètre. Dans son gros bol, le temps mélange les étapes de ma grouillante vie.
Lorsque j’allume ma tablette, une gerbe d’étincelles jaillit d’une phrase à demi complète. C’est mon truc à moi pour ne jamais perdre le chemin d’une histoire débutée la veille. Ainsi, ce matin, je m’empresse de décrire les dernières coulées volcaniques de mon cœur. Une nuée ardente de désirs assèche l’encre noire de mes mots. Je m’imagine quitter ce monde sans attache ni regret, sans cadavre ni feuillet.
Devant ma page lumineuse, je réfléchis. Ce matin, comme chaque jour, mes doigts muets plient et déplient des dizaines de brouillons d’écriture. Ils biffent, ils raturent, ils effacent puis ils tapent et tapent de bons mots jusqu’à vider l’aurore de tous ses rêves éveillés.
Immanquablement, de nouvelles phrases planent et volettent à travers les nuages. Elles touchent la cime des montagnes, frôlent les aigles, cognent à la porte des anges et implorent la bénédiction d’en haut. Quand pourrai-je m’envoler? Le globe tourne, tourne, mais la vie est toujours une seule fois vécue.
NOIRCIR DES PAGES, ALLÉGER MON CŒUR
J’ai souvent l’impression que, pour créer, il faut plus qu’un don du ciel. Après quelque deux cent cinquante lettres dûment publiées, ai-je encore cette disposition intérieure qui me rend capable de combattre la routine? Être créative, c’est un état d’esprit que je cultive au quotidien. D’autres créent en dessinant, en cousant ou en composant de magnifiques musiques. Quelques fois ma flamme intérieure vacille, s’affaisse ou s’élance vers les cimes.
Écrire devient pour moi le terreau d’une réelle transformation. Pour créer, il me faut prendre des risques, m’ouvrir à l’inconnu, faire preuve d’empathie et avancer tout doucement comme une petite souris sortant d’une armoire. Oui, oui! Je progresse à tâtons en craignant toujours de ne pas réussir à aligner des colosses de mots ridicules et en insistant pour bien le faire.
Lorsque j’étais femme d’affaires, mon passe-temps préféré consistait à enfiler de jolies billes pour m’en faire des bracelets ou des colliers que je portais avec fierté. J’adore créer. Aujourd’hui, j’assemble de superbes paragraphes pour enjoliver mes textes. Je choisis de beaux mots; des agates mordorées colorant l’intention de chacune de mes phrases.
Toutes mes lignes aspirent à me délester de la peur. Je m’entraîne à me donner l’autorisation de me tromper, de me surprendre et d’être la seule, s’il le faut, à défendre mon point de vue. Tellement de lettres sont sorties de mon encre, tellement d’hésitations, tellement de peurs et peut-être de contradictions. Comme si, chaque semaine, je sarclais un nouveau jardin; une petite récolte pour le cœur de mes lecteurs. J’aime tellement créer, ajouter ma touche personnelle et mon grain de sel, comme un coup de pinceau, comme du nouveau à l’existant.
Je vous ai déjà parlé de Julia Cameron, la célèbre coach en créativité qui nous conseille d’écrire à la main chaque matin, sur des feuilles blanches, tout ce qui nous passe par la tête pendant vingt minutes, et ce, sans chercher à bien écrire ni même à penser. Se retrouvent ainsi expulsées les ruminations, les craintes, les petites et grandes frustrations. Bref, tout ce qui empêche l’imagination et la créativité de s’extérioriser. En m’abandonnant à cet exercice chaque matin, j’ai vite compris que je libérais aussi ce qui, en moi, ne trouvait pas d’autres exutoires. Au milieu ou à la fin de l’écriture automatique, émergent des idées, des envies, des projets. Pour ne pas brider cet élan, l’autrice Cameron nous conseille de ne relire nos textes qu’une seule fois par mois.
Les spécialistes de la créativité sont unanimes : il est essentiel de mettre régulièrement notre esprit en jachère, de le couper de ses lourds raisonnements et de ses activités habituelles. N’est-ce pas ce que j’ai fait malgré moi pendant ma croisière en Alaska? Chaque matin, après deux ou trois cafés, je cherchais un sujet d’écriture sans obtenir le moindre résultat. Inconsciemment, je suppose, je laissais mes pensées voguer sur l’onde bleue. Tantôt je cherchais quelques têtes de baleines hors de l’eau, tantôt je m’extasiais devant le rose-mauve d’un glacier. Incapable de traduire autant de beauté, mes pages blanches sont demeurées vides de mots.
Tout dernièrement, j’ai souhaité vider ma tête et ouvrir enfin mon cœur. Je vous ai raconté cet épisode de ma vie en Grèce étalée sur dix pénibles chapitres. À cette époque, j’essayais d’oublier la réalité. Je voulais l’embellir. Je voulais mourir. Mais ce sont les larmes de mes bébés qui me ramenaient au présent et à la vie.
Au moment d’écrire ces lignes, le Zorba de 91 ans est encore vivant, mais il ne danse plus. Il a passé, cahin-caha, les trente dernières années dans son pays d’origine, plus particulièrement à Thessalonique. Notre fils le plus vieux a récemment traversé l’océan pour se rendre à son chevet. À l’hôpital, on l’a informé que son père aurait attrapé un très, très contagieux virus. Qu’adviendra-t-il de lui?
Vais-je un jour réussir à oublier toutes les misères que cet homme m’a causées? Avant que la mort ne l’empoigne, puisse mon cœur lui pardonner!
Cora
❤️
Ce matin, un ciel en furie tel une mer moutonneuse, un champ de bataille, du bleu d’encre, des lignes noires, des trous dans ma tête et mes doigts vaillants qui tambourinent sur le clavier. Les jours s’enfuient au gré de ces pages noircies de mots qui n’ont ni queue ni tête.
À travers la vitre du café, j’observe un ange qui s’affaire à nettoyer la voûte céleste. Il ajoute une toute petite goutte de teinture bleue et maquille l’immensité du ciel. J’en oublie mon rêve, mon âge et les craquètements de mes os usés. De toute jeune et verdâtre comme mon arbre de prédilection, je suis devenue un vieux « tremble » qui tremblote à l’occasion. Au fond du lot, cet arbre majestueux et moi vieillissons ensemble. Notre manteau d’écorce tacheté devient plus friable; mais notre sève s’assagit un tantinet plus sage chaque jour.
J’ai des millions de mots dans ma besace qui, jour après jour, me bricolent un scénario quasi convenable. Oui, oui! Mon imagination possède ce pouvoir. Chaque matin, elle me tricote un peu de chaleur. Elle se souvient d’anciennes victoires, de trophées mérités, de bouilles magnifiques que j’aurais dû aimer.
« Écrire n’est possible qu’en écrivant », selon le célèbre écrivain Robert Lalonde. Tout ce que je souhaite c’est sortir de ma tête de jolies phrases, des adverbes impardonnables, et des mots hors du commun qui produiraient une réelle histoire. Je tente d’apaiser mes hésitations et mes craintes; j’ai peur des fantômes qui risqueraient de me contredire. Devant moi ce matin, ma page blanche se révèle aussi vaste que le désert du Sahara.
De retour à ma table de cuisine, je respire la sueur des fleurs fanées de septembre. Vieillotte, je tremblote; je maudis le tictac endiablé du temps. Verrai-je bientôt l’ailleurs promis aux femmes de bonne volonté? J’essaie d’endormir ma tête, mais elle s’entête à vouloir rêver les yeux grand ouverts. Morphée pourrait-il m’oublier au mitan du lit?
Après quelques cafés pour me réveiller, et peut-être un ou deux biscottis, je commence à écrire pendant que le linge se lave tout seul dans la machine. Cinq ou six fois par jour, je cherche mes lunettes grossissantes. Elles se trouvent peut-être sous un coussin, sur une table embourbée de livres, derrière un divan ou dans ma Mini. Je cherche toujours quelque chose.
À travers l’immense mur de fenêtres de ma cuisine, je vois l’automne brunir; le vent froidir. Les petits oiseaux ont vidé toutes les mangeoires. Vont-ils migrer, dormir dans le creux d’un arbre ou dans le feuillage d’un conifère? Comme chaque année, avant l’arrivée de la neige, je leur étalerai un réel festin.
Jeunette, je me souviens, j’écrivais dans la cave, tout près de la vieille machine à laver.
En bruit de fond, le tordeur grincheux se lamentait. Les yeux jaunes brillants du bonhomme sept-heures m’épiaient à travers la vitre. J’avais 7 ou 8 ans quand j’ai composé mes premiers poèmes. Mon père affilait la mine noire de mon crayon avec son couteau de poche. Ma mère me donnait l’envers des feuilles du calendrier. J’écrivais de nouveaux mots, de courtes phrases, des débuts d’historiettes que je cachais dans la taie de mon oreiller.
Sur la table de cuisine en Formica, nous découpions nos dessins d’enfants et les collions avec la chair cuite d’une patate sur l’envers d’une page désuète de calendrier. En hiver, nous patinions sur la glace du petit ruisseau; mon nez coulait, mes jeunes années s’écoulaient.
Plus tard, installée sur un banc de parc, j’ouvrais mon calepin et je prenais mon stylo bleu. J’y déposais une première phrase, une seconde pareillement boiteuse. Avec des feuilles mortes à mes pieds et quelques fourmis grimpant sur ma jambe, l’attente du bon mot s’est toujours avérée insupportable pour moi.
Assise à ma table, perdue dans mes pensées, une autre bribe du passé jaillit. Avril 2016, à Kyoto. Les cerisiers en fleurs habillés de toutes les teintes de rose et de blanc. Je visite à pied le quartier des geishas de Gion. Leurs visages et leurs cous entièrement fardés de blanc; leurs lèvres rouge profond font de leurs maquillages de véritables œuvres d’art. Leurs costumes sont des tableaux de maîtres et leurs sourires, des souvenirs immortels…
Je termine ma lettre d’aujourd’hui avec les extraordinaires mots du grand écrivain Nikos Kazantzakis dans son dernier livre intitulé : « Lettre au Greco ».
« Mon âme tout entière est un cri, mon œuvre, l’interprétation de ce cri… »
Je m’efforce de consoler ce cœur vieillissant, de l’amener à dire librement OUI!
Vieillie si vite, j’ai souvent l’impression d’avoir trop travaillé. Je n’ai jamais appris ni à danser ni à aimer. Quelques fois, j’entends mon cœur battre comme un grondement de tonnerre. Peut-être est-ce une cloche qui sonne ou une sirène de pompier; ou encore un bel amoureux qui plonge dans ma cheminée.
Très chers lecteurs, le ciel ce matin était chargé d’immondices et je peinais à écrire. Était-ce le ciel en furie? Était-ce moi? Était-ce mon cœur vieillissant qui s’acharne à vouloir aimer?
Cora
❤️
Chère dame Mireille Mathez,
Merci de me lire chaque dimanche! Vers la fin de l’été, vous me demandiez ma fameuse recette de gâteau au citron et graines de pavot. La voici, juste à temps pour les Fêtes! Bien sûr, vous pouvez aussi essayer la recette de Ricardo et peut-être comparer. Comme mes amis sont gourmands, moi je double toujours les ingrédients pour obtenir un gros gâteau.
Avant de commencer, assurez-vous de placer la grille au centre du four et de le préchauffer à 350 °F (180 °C). Choisissez un moule assez grand. Le mien, celui que j’utilise depuis 50 ans, mesure 14 pouces de long, 5 pouces de large et 3 pouces de profond. De toute façon, vous pourriez aussi verser la préparation dans deux moules plus petits ou ronds, à votre convenance.
L’histoire de ma vie a souvent consisté à survivre et pourtant, arrivée à 77 ans avec toutes mes dents, je découvre que vivre est beaucoup plus simple que je ne l’imaginais. Je n’essaie plus de comprendre les autres autour de moi; je ne fais que les aimer, les gâter et leur offrir de petits plaisirs à l’occasion. Ma progéniture adore le gâteau citron-pavot et je double toujours la recette pour en donner aux enfants, à ma voisine et surtout à mes vieux amis du café, qui dévorent aussi mes petits pots de confitures maison.
D’abord, chère Mireille, pour une recette double, lavez soigneusement 6 citrons et râpez leur zeste finement. Dans un grand bol, mélangez 3 tasses et demie de farine blanche tamisée, 2 cuillères à soupe de graines de pavot et 4 cuillères à thé de poudre à pâte.
Depuis quelques années, j’ajoute une troisième cuillère de graines de pavot à ma recette. Mon grand ami Éric, cuisinier émérite, m’a appris les vertus de cette fameuse graine. Riches en calcium, les graines de pavot renforceraient les os et les cheveux; elles favoriseraient aussi une bonne santé cardiaque. Leur importante teneur en fer et en manganèse permettrait également aux personnes souffrant d’anémie de lutter contre la fatigue. Mon ami cuisinier m’a jadis avertie que les graines de pavot ont tendance à rancir. Ce n’est pas mon cas parce que je prépare souvent ce gâteau et, si vous le réussissez bien, je vous assure que vous renouvellerez rapidement l’expérience vous aussi.
Mais revenons à nos moutons. Dans un autre grand bol, mélangez avec un batteur électrique les ingrédients suivants jusqu’à ce que la préparation soit homogène : 1 tasse de beurre non salé, 6 œufs, 2 tasses et demie de sucre blanc, le zeste finement râpé de 6 citrons et le jus de 3 citrons. Ajoutez ensuite le mélange de farine blanche, de graines de pavot et de poudre à pâte. Pressez ensuite le jus des 3 autres citrons et réservez pour en faire un léger glaçage.
Lorsque l’appareil à gâteau est bien brassé, tapissez le moule de papier parchemin finement arrangé, versez-y le mélange et enfournez. Le gâteau doit cuire pendant presque une grosse heure, mais c’est toujours le test du cure-dent qui me confirme que le temps de cuisson est terminé. Bien sûr, je me fie aussi à l’odeur qui sort du four et à la couleur du gâteau bien cuit. À force de cuisiner ce délice, vous deviendrez vite une experte.
Pendant que le gâteau achève de cuire, je mélange le jus de 3 citrons avec trois quarts de tasse de sucre à glacer et un peu de lait dans une petite casserole. Tout doucement, en brassant, le glaçage épaissit. Je l’étends ensuite sur le gâteau refroidi.
Avant de commencer, assurez-vous d’avoir au moins 6 gros œufs dans le frigo. Oui, oui! L’hiver dernier, en pleine tempête de neige, alors que le sucre et le beurre non salé étaient déjà mélangés dans mon grand bol et que quatre pieds de neige collante m’empêchaient de sortir mon véhicule de mon stationnement, j’ai dû attendre plusieurs heures avant que mon voisin puisse déblayer mon entrée. Vite, vite, je me suis alors précipitée chez IGA pour acheter les plus gros œufs, les extra gros que j’ai fouettés avec le beurre et le sucre blanc en priant mon idole décédée, cette très chère Jehane Benoît, celle-là même qui personnifiait la véritable cuisine québécoise et qui m’a appris la plupart de ce qu’aujourd’hui j’en connais. Elle m’a entendue, car mon gâteau était réussi. Une cuisinière avertie en vaut deux : chère Mireille, n’oubliez pas les œufs, extra gros de surcroît!
Lettre après lettre, comme des feuilles d’automne qui tombent de l’arbre, je vous ai candidement raconté ma vie, mes misères, mes défis, et cet affreux célibat, qu’assoiffée, je porte encore comme une cruche vide cherchant le puits.
Peut-être devrais-je inviter l’ami Claude à la maison pour râper le zeste de mes citrons?
Cora
❤️
La mer était calme, mais dans ma tête, un millier de poissons géants grugeaient mes méninges. Quelle folie que cette croisière! Surtout ces temps-ci, alors que toute notre vaillante équipe du bureau s’affaire à revigorer notre image, à composer de nouveaux plats et à élaborer des surprises pour vous enchanter. Pourquoi donc suis-je partie? Tout probablement pour tenter de lâcher prise et de laisser le champ libre à la panoplie d’experts qui m’entoure.
Malgré le petit balcon, une vue incomparable, le doux roulis des vagues, le grand lit king, six gros oreillers juste pour moi, et une télé presque aussi grande qu’un écran de cinéma, je m’ennuyais de mon monde du café matinal avec mes vieux amis, de mon iPad, de mes pages blanches à noircir et de réaliser les projets qui, comme toujours, dansaient dans ma caboche.
Tout mon entourage m’avait pourtant encouragée à prendre le large et à me reposer en découvrant non seulement l’Alaska, ses immenses glaciers et ses superbes totems, mais aussi les gigantesques buffets flottants, les mille et une pâtisseries envoûtantes et l’armada de restaurants du bateau où je m’attablais comme si j’étais la vieille reine d’Angleterre. Tout était merveilleusement bon et, pourtant, je trouvais le temps long devant toute cette bombance.
Toute ma vie, j’ai eu faim de vivre et soif de partager mes projets avec mes enfants, mes proches, mes collègues et tous ceux qui aiment mon gros Soleil jaune. J’ai arpenté le grand navire de long en large, mais je ne me suis pas laissé tenter par son casino ni par ses spectacles en soirée. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de divertissement. Sur cet immense palais mouvant, j’ai expérimenté la chose nommée « vacances » et je dois avouer que le travail, l’écriture, les projets imminents et le constant désir d’améliorer mon destin me manquaient terriblement. Être en affaires, c’est comme tricoter lorsqu’on en raffole; on n’arrête jamais. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers. Progresser, peu importe le projet, réchauffe mes vieux os.
La plupart des passagers étaient des couples, habitués aux croisières, à la vie de pacha, aux différents forfaits d’alcool et aux repas festifs. Et moi, je tournais en rond. Dans les ascenseurs, je montais, je descendais, je me trompais chaque fois de palier. Je mélangeais le sud et le nord. Un jeune Pakistanais en uniforme m’a pourtant expliqué la différence entre « tribord et bâbord ». Où se trouvaient donc les musiciens, les chanteurs, les magiciens? Où étais-je, si loin de mon gros Soleil?
Le bateau était immense, peut-être aussi gros que la ville de Québec avec ses banlieues. Sur cette île flottante, je perdais mes repères. Même lorsque la lune se montrait avec ses milliards d’étoiles, le navire ronronnait aussi vrai qu’une ville de rêves, de jeux et d’immenses mangeailles.
J’avais l’impression que ce voyage idyllique n’attirait que les têtes blanches. Certes, il y en avait beaucoup, mais c’est le grand nombre de familles asiatiques qui m’a le plus surprise, lesquelles comprenaient souvent une vaillante grand-mère pour garder les petits. J’aurais eu besoin moi aussi d’une nounou pour me raconter une histoire avant de m’endormir. Aurais-je mangé trop de sucreries?
Après deux jours consécutifs en mer, nous avons finalement mis pied à terre et marché plus de trois kilomètres pour atteindre le petit village de Sitka où nous avons admiré plusieurs totems et félicité les quelques artisans sculpteurs à l’œuvre devant les touristes. Le micro-village de pêcheurs m’a fait penser au plus pauvre village de ma Gaspésie natale : une église en bois, un cimetière bric-à-brac et des bateaux de pêche usés et vétustes à profusion.
Bien sûr, à chaque arrêt du bateau, les touristes se ruaient sur les tréteaux de bébelles. Des bas, des casquettes, des chandails identifiés ALASKA et des ours polaires ou des baleines miniatures de tout acabit. J’ai moi-même reluqué, tâté et examiné un beau châle orné de dessins inuits. Je l’ai pourtant replacé parce qu’une jeune Américaine le voulait. Tous ces petits villages que nous avons visités s'avéraient quasi identiques et avaient tous la même fonction : attirer les touristes et gagner quelques sous.
En soirée, je retrouvais mon groupe et nous soupions tous ensemble, toujours au même restaurant dont le menu changeait quotidiennement. Vous connaissez déjà mon penchant pour les produits de la mer. J’ai profité du festin qui s’offrait à nous. Je me régalais de soupe à l’oignon ou de chaudrée de palourdes et de délicieuses assiettes de poisson presque chaque soir. L’extraordinaire service m’éblouissait : les tables impeccablement dressées, les corbeilles de petits pains tous plus savoureux les uns que les autres, les boules de beurre parfaitement rondes et la magnifique verrerie.
Une copine de mon groupe de Québécois m’apprit que le bateau abritait plus de deux mille passagers et que quelque mille employés se tenaient à notre service. Tout, absolument tout, était parfait, tellement bien coordonné, comme si une baguette magique gouvernait le navire. Le cinquième ou sixième jour en mer, nous nous sommes enfin approchés des glaciers géants. C’était presque incroyable d’admirer ces montagnes glacées immortalisées en photo par tous ceux qui s’en sont approchés.
Emmitouflée sur le plus haut pont extérieur du bateau, mes yeux dévoraient le paysage. Devant nous, des millions de clics clics photographiaient ces majestueuses beautés. Le vent soufflait et mon nez coulait allègrement. Lorsqu’enfin un banc de baleines approcha; elles sortirent leurs têtes de l’eau et tous les passagers applaudirent à l’unisson.
Ce spectacle grandiose emplit mon cœur de souvenirs. Peut-être était-ce la première fois que la nature m’émouvait autant. L’immense paquebot fit ses adieux aux glaciers bleu-mauve, tourna sur lui-même et reprit sa course vers le nord. Les passagers qui étaient restés dehors ont tous eu droit à un délicieux chocolat chaud ou à une soupe ramen au poulet.
Je faisais partie d’un groupe de trente-deux Québécois, tous mariés, sauf Aline et moi qui étions des célibataires endurcies depuis très longtemps. Bien sûr, j’ai beaucoup hésité à partir toute seule et je crois fermement qu’avec un amoureux, les glaciers auraient fondu plus rapidement. Quoi qu’il en soit, j’emprunte à ma manière la fameuse phrase de Jules César en 47 avant J.-C. :
« Veni, Vidi, Vici ».
J’y suis allée, j’ai vu et je suis revenue.
Cora
❤️
J’avais 20 ans et 153 jours lorsque j’ai rencontré l’homme qui deviendrait mon mari. Oie blanche, candide et timide, j’avais reçu une éducation classique chez les religieuses. Plutôt intellectuelle, je ne connaissais rien des plaisirs de la vie. Tout ce qui comptait pour moi était de me rendre à la Sorbonne de Paris où j’avais réussi à être admise pour devenir écrivaine, ce que je souhaitais à tout prix. À bien y penser, qu’aurais-je donc écrit, dites-le-moi, si je n’avais pas rencontré cet énergumène d’homme qui a bousillé treize années de ma vie de jeune femme?
Je l’avoue, sa beauté remarquable m’avait séduite. Moi qui avais étudié l’ancienne civilisation grecque, des statues d’Adonis j’en avais vu des centaines. Mais l’homme qui m’avait attirée sur la piste de danse était bien vivant. Même si ma copine était plus de son goût, une fois résigné à moi, il me regardait droit dans les yeux et mon cœur fondait comme neige au soleil. Je n’avais jamais dansé de ma vie et, pourtant, j’ai laissé son bras prendre ma taille et tout doucement me tirer vers lui.
J’aurais dû m’en douter. Dans l’histoire ancienne que j’ai étudiée, Adonis courtisait à la fois Aphrodite et Perséphone. Imaginez-vous donc que le grand Zeus, roi des dieux, dût trancher la rivalité : Adonis passerait quatre mois de l’année avec chacune et quatre mois avec la personne de son choix. Voilà, à peu de choses près, ce que l’homme faisait en me cachant ses multiples déesses.
Alors que j’étais enceinte d’un troisième enfant, le mari m’avait forcée à tout abandonner à Montréal pour aller vivre en Grèce où il croyait qu’il trouverait facilement un emploi et que l’argent coulerait à flots. Ne savait-il pas que tous les hommes de son âge avaient quitté leur village natal pour immigrer vers des pays plus prometteurs? Nous venions de passer près de dix mois à Krya Vrysi et nous ne possédions rien de plus qu’à notre arrivée, sauf une nouvelle bouche à nourrir. La belle-mère avait finalement convaincu son fils de retourner auprès de ses deux frères à Montréal en promettant qu’elle et sa fille viendraient nous rejoindre pour que je puisse travailler pendant qu’elles s’occuperaient des enfants.
Dans ma caboche, le désordre d’émotions s’amenuisait. Mon petit cœur pouvait enfin anticiper le meilleur. Lorsqu’enfin arriva l’argent des frères du mari, l’homme s’empressa de courir à Thessalonique pour réserver nos billets d’avion. Ma belle-sœur pleurait, sa mère bougonnait, et moi j’étais folle comme un balai. Les deux plus vieux comprenaient que nous retournerions dans le pays de « papou » (le grand-papa québécois) et ils sautaient de joie.
En allant chercher un pain, j’ai revu l’ami Thanassis qui remplaçait son père au comptoir de la boulangerie. J’étais hyper contente de le voir.
— « Quand partez-vous? »
— « Je ne connais pas encore la date exacte, mais le mari m’a promis que ce serait dans moins de dix jours. »
— « Ton mari, avança Thanassis, prendra assurément son temps pour barguigner le prix des billets. Tout le monde le fait avec Olympic Airlines. D’ailleurs, pour un homme aussi prétentieux et exceptionnel que lui, ça devrait certainement marcher! »
Quant à moi, j’étais contente et heureuse. Mon cœur battait la chamade tellement j’avais hâte de retourner au Canada. J’allais retrouver l’eau courante à la maison, le chauffage électrique, le téléphone, une machine à laver et, bien sûr, un téléviseur. Tout ceci compenserait amplement le fait de ne pas nous être baignés dans la mer Égée. L’hiver canadien avale toute la végétation, mais la neige épaisse nous permet de nous promener en traîneau.
Dans les villages grecs, en 1972, la plupart des maisons avaient des toits plats où l’on installait une ou deux cordes à linge dépendant du nombre de résidents. La dernière lessive avant notre départ s’avéra pour moi très difficile. Le vent de novembre me mordait les doigts alors que j’étendais le linge mouillé, lavé et essoré à la main. Raison de plus de vouloir partir le plus vite possible au lieu de m’user la peau jusqu’aux os! J’étais soulagée de rentrer au pays.
De retour au Canada, nous allions aussi retrouver le crémage sur les gâteaux, le pouding chômeur, les hot dogs « steamés », la moutarde, le ketchup, les frites et les patates pilées, le pâté chinois, les guimauves, le blé d’Inde en conserve, la mayonnaise, le beurre de « peanut », le caramel, le pain tranché pour faire de bons toasts, les grosses citrouilles décorées et les bonbons d’Halloween. Si nous nous pressions, peut-être verrions-nous dans les parterres et sur les devantures de maisons des sapins de Noël remplis de boules multicolores.
En arrivant à Thessalonique, il n’était plus question de prendre l’avion. Nous nous rendrions plutôt à Athènes en autobus et j’ai tout de suite eu peur. Je repensais à notre vieux chauffeur fou qui avait embouti un camion d’oranges. Heureusement, nous nous en étions sortis avec une bonne frousse, mais rien de plus. Cette fois, un jeune chauffeur s’assit au volant et je me suis calmée. J’avais les deux plus vieux collés chaque côté de mon corps et le tout petit endormi dans mon cou. J’ai commencé à leur fredonner « À la claire fontaine », mais le mari m’en a vite empêchée. Oui, oui! Je devais toujours parler aux petits en grec, même en chantant!
Les brigadiers de l’aéroport d’Athènes ont bien voulu nous offrir une platée de phrases rassurantes, mais dehors, un vent à écorner les bœufs faisait peur aux voyageurs. Le mari avait assis les deux plus vieux dans un grand chariot de magasinage avec nos deux valises. Le tout-petit dans mes bras n’arrêtait pas de pleurnicher. Dans la salle d’attente, tous les passagers semblaient inquiets. J’entendais les conversations et mon angoisse bondissait chaque fois d’un cran. Un certain vent très puissant nommé « Bora » terrorisait régulièrement la mer Égée et empêchait les avions de décoller.
Nous avions soif. Nous avions faim. Nous avions peur. Arriverions-nous à bon port? Le mari fumait une cigarette après l’autre et je récitais des « Je vous salue Marie ». Il nous fallut attendre au lendemain pour finalement partir. Tous les passagers à destination de Montréal, sauf probablement ceux voyageant en première classe, ont dormi sur des petits matelas de secours ou sur les bancs de la salle d’attente. Nous allions finalement quitter la Grèce. Le rêve du mari de travailler peu et de devenir riche ne se concrétiserait jamais.
Le lendemain matin, nous sommes embarqués dans l’oiseau géant et je me suis empressée de remercier le grand manitou. Puis, j’ai invoqué sa clémence pour qu’il m’aide à m’éloigner de l’époux. Il m’était impossible de me développer dans une atmosphère hostile où je n’étais ni reconnue ni appréciée. J’aspirais à vivre dans un monde plus noble, plus vertueux et plus généreux. Un monde où règne la bonté, la gentillesse, l’amour, le courage et la compassion. Je me savais honnête et vaillante et capable de me trouver un emploi pour nourrir mes petits.
Comme vous le savez sans doute, j’en avais encore pour quelques années à subir les affres du mari. Précisément jusqu’à un certain jour de novembre 1980. J’étais mariée depuis 13 longues années et, ce matin-là, mes enfants et moi avons pris notre courage à huit mains et nous nous sommes enfuis du logis pour toujours. Je venais enfin d’émerger de mon cauchemar.
Que reste-t-il à dire de ce fameux voyage en Grèce? L’Office national hellénique du tourisme vous dirait que « tous les touristes du monde qui visitent ce magnifique pays en reviennent éblouis ».
Essayez pour voir!
Cora
❤️
Je croupissais depuis presque huit mois dans la maison de la belle-mère sans eau courante ni chauffage électrique, au cœur d’un village pauvre et déserté par toute la jeune population.
Dans l’immense courtepointe du monde, les anges entre-tissent souffrance et beauté, espoir et désarroi. Toutes les laines qui cousent l’ouvrage ont les couleurs de l’humanité. Nous, les humains, sommes des œuvres en cours de création, continuellement. Ce matin, je me demande ce qui m’est le plus difficile à avaler : mes erreurs de jugement, mes convictions erronées ou cet affreux mariage auquel j’ai consenti parce qu’un enfant grouillait dans mes entrailles. Jeune fille, j’avais pourtant une confiance illimitée dans l’avenir. Je me souviens, avec grand-père Frédéric, nous installions des collets pour capturer un ou deux lièvres pour notre souper. J’adorais ces balades en forêt! Mariée, je suis devenue le lièvre dans le collet.
Peu après avoir donné naissance à mon petit dernier, j’avais commencé à avoir des nausées et je me doutais bien pourquoi, mais je n’en avais pas glissé un mot à personne. Puis, 40 jours après l’accouchement, lors de l’examen de suivi obligatoire, l’homme s’était arrangé avec le médecin pour m’endormir et m’avorter sur le champ. Je ne lui ai jamais pardonné. Ce mari entrait en moi comme un petit serpent domestique dans une fissure. Ensuite, il fumait deux, trois cigarettes, s’habillait et partait s’amuser. Avec lui, mon cœur s’éteignait à petit feu. Je n’ai jamais pu contrecarrer les décisions du mari; ni m’élever au-dessus des besoins primaires du foyer pour réussir à expérimenter d’ineffaçables moments de grâce avec mes enfants. Pour sûr, j’aimais mes petits, je les chouchoutais et les chérissais et ils m’aimaient comme des petits chats qui ont besoin de lait, de chaleur et de caresses pour survivre. Ils me gardaient en vie.
Après le sermon de sa mère, l’homme voulut juste plier bagage et déguerpir. Sa mère, sa sœur et moi étions très surprises, mais heureuses de sa réaction. Le mari, les enfants et moi retournerions à Montréal en premier trouver un logis et ensuite faire venir la belle-mère et sa fille. Pauvre mari, la vraie vie le déprimait comme un glaçon qui fond. Indubitablement, les dieux grecs n’ont pas tous enfanté des « Zorba le Grec » qui prennent la vie du bon côté et passent leurs émotions par la danse. Ce personnage plein d’entrain issu de l’œuvre originale « Alexis Zorba » de l’écrivain grec Nikos Kazantzakis fit d’ailleurs l’objet d’un film. Lorsqu’aux petites heures du matin le mari dansait et faisait la fête, il devait être aussi heureux que le personnage de Zorba, mais je n’en étais jamais témoin. De mon temps, ces mâles grecs discutaient, sortaient et dansaient entre hommes uniquement. La plupart travaillaient dans la restauration et festoyaient comme ces précieux rois de l’antique Grèce.
Étant moi-même beaucoup plus réaliste, j’avais mal à l’idée que personne ne nous aiderait à recommencer en sol québécois. Comme le mari s’était débarrassé du peu de meubles que nous possédions avant de mettre le cap sur la Grèce, il faudrait repartir à zéro. Les belles-sœurs de Montréal m’avaient prédit que nous retournerions rapidement au Canada. Elles se doutaient, et avec raison, que nos grosses valises arrivées par bateau n’avaient pas été ouvertes. L’homme allait devoir les renvoyer à Montréal par le même chemin.
L’inquiétude et la peur me rongeaient. Je me demandais si l’époux aurait assez d’argent pour assurer notre retour au pays. Il fallait prévoir les billets d’avion ainsi que le transport par bateau des valises qu’on venait récemment de nous livrer. En plus, nous avions besoin d’un papier officiel pour quitter le pays avec notre tout-petit né en Grèce. Ce document ne devait pas être un acte de baptême pour lui éviter plus tard le service militaire obligatoire. Début novembre, le mari se rendit deux fois au consulat canadien d’Athènes et a finalement réussi à inscrire le petit Nicholas sur son passeport.
« Il n’est pire servitude que l’espoir d’être heureux », a écrit Carlos Fuentes. J’espérais une vie meilleure comme on espère la pluie en plein désert. L’ami Thanassis s’était éloigné depuis son voyage catastrophique avec le mari à Cologne et je n’avais plus personne à qui parler. L’homme attendait l’argent de ses frères pour acheter nos billets d’avion. Je ressentais une combinaison de honte et de peur. En berçant mon tout petit, de grosses larmes glissaient sur mes joues, tombaient sur les cuisses du bébé, sur ma vie inondée de petits malheurs quotidiens. Arriverions-nous à trouver un bon logis pour mes enfants et assez grand pour éventuellement accueillir la belle-mère et la belle-sœur? Une école sera-t-elle disposée à accueillir le plus vieux en janvier?
Je me sentais comme une toupie qui tourne sans cesse en essayant de se maintenir en équilibre. Plier ceci, donner ce qui n’allait plus aux enfants, repriser ou repasser cela; j’en oubliais de saler la soupe en la cuisant. Ma belle-sœur Despina essayait de me calmer puis, lorsque le tout-petit avait bien tété, elle m’expulsait de la maison pour que je puisse me changer les idées. Un certain dimanche, je profitai de l’occasion. J’empruntai le foulard de la belle-mère et me rendis à l’église du village. Le pope grec m’a bien accueillie.
— « Koritsi mou (ma fille), que puis-je faire pour t’aider? Je sais que tu as trois petits enfants, une belle-mère et une belle-sœur.
— « J’ai aussi un mari, un fainéant qui se croit sorti de la cuisse de Jupiter. »
— « Ton nom, c’est bien Cora? »
— « Oui, mon nom de baptême catholique est Marie Antoinette Cora. »
— « Ça ressemble au nom de la reine guillotinée en octobre 1793. »
Je voulus répondre au pope que le licou était déjà bien serré autour de mon cou depuis mon mariage obligé, mais je me suis retenue. Après quelques échanges, l’ecclésiastique trempa son doigt dans une eau bénite et traça une croix sur mon front en murmurant « Va en paix, jeune femme. »
Où diable se trouvait cette paix promise aux femmes de bonne volonté?
À SUIVRE…
Cora
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Nous étions en Grèce depuis plus de sept mois. Le mari ne s’était toujours pas trouvé d’emploi. Il était rentré bredouille de son voyage en Allemagne.
Je n’ai jamais voulu être un prophète de malheur, mais j’ose dire que tout ce qui est arrivé, je l’avais pressenti. Un homme comme mon mari ne change pas en criant ciseau. Toute sa jeunesse, selon sa sœur Despina, il courait après les plus belles filles du canton. Il les attrapait toutes parce qu’il était lui aussi le plus beau Roméo du village. Comme il a dû faire son service militaire, il est devenu encore plus attirant à titre d’officier de l’armée de terre.
Un peu après notre mariage, ce Casanova m’avait même confié que l’amour de sa vie était une certaine Helena, enseignante, mère de deux enfants et élue la plus belle femme de son village trois années d’affilée. Était-il allé la visiter durant notre séjour? Lui avait-il parlé une fois, deux fois, trois fois? Je n’ai pu me retenir et j’ai demandé à ma belle-sœur Despina si mon mari avait visité son ancienne flamme depuis notre arrivée. Elle m’a répondu qu’il l’avait effectivement vue, « mais seulement deux fois puisque son mari, Theodoros, était encore jaloux de lui comme un tigre ».
Le mari avait certainement oublié de me le dire. De toute façon, il ne m’avait rien dit depuis son retour de Cologne. Qu’avait-il fait là-bas pendant trois semaines? Avait-il trouvé des opportunités de travail? J’en doutais. Un kiosque à pizza ou à souvlaki à gérer? Contremaître dans une manufacture? De toute façon, rien ne serait à la hauteur de ses attentes. Allait-il finalement me dire comment nous allions vivre avec deux vieilles femmes et trois enfants à la maison?
Il n’y avait pas d’école anglaise ni française à Krya Vrysi et les deux plus vieux ne faisaient que baragouiner le grec. De toute façon, le mari avait-il encore l’idée de rester en Grèce? Ses blanches mains n’iraient certainement pas aider les gitans à récolter le coton. J’étais au bout du rouleau, moralement épuisée, découragée, brisée et totalement déçue. Bientôt, j’allais devoir vendre quelque chose pour acheter des chemisettes au tout petit qui grandissait. Mon alliance, peut-être? De toute manière, je ne voulais plus la porter. J’essayai de me calmer au lieu de pleurer. Je pris le tout petit dans mes bras et le berçai dans la chambre du haut. L’enfant gazouilla et s’endormit. Le temps froid et pluvieux me donnait le cafard. Était-ce le bon moment pour parler de notre avenir au mari? Dormait-il encore?
Finalement, ce fut sa mère qui parla la première.
— « Yavrum » (enfant chéri), la vie au village est de plus en plus difficile. Nous n’avons pas assez d’argent pour installer l’eau courante ni le chauffage électrique. Quant au bois, même Despina est trop vieille pour fendiller les bûches. Nous avons un trop grand jardin à désherber. Comme nous avons bon cœur, nos légumes aboutissent généralement sur la table des voisins. Toutes les jeunes grand-mères partent en Amérique pour aider les enfants de leurs enfants. Et nous, nous voulons faire comme elles! Despina et moi voulons aller vivre en Amérique. Tes deux frères y gagnent bien leur vie et ils nous aideront. Yavrum, para calo (enfant chéri, s’il te plaît), allons à Montréal au plus vite et Despina cuira un bel agneau pour fêter nos retrouvailles, tous ensemble. »
Et moi, en bonne épouse québécoise que j’étais, je m’empressai d’ajouter que je cuisinerais mes spécialités grecques : « Je ferai des feuilles de vigne, ma traditionnelle soupe « youvarlakia » (soupe aux boulettes de viande et de riz dans une sauce aux œufs et citron), des feuilletés aux épinards, de délicieux « kourabiedes » (biscuits aux amandes et au beurre) et des baklavas. La belle-sœur ne manqua pas de renchérir elle aussi en disant qu’elle serait très heureuse de garder mes petits.
L’homme muet grilla une cigarette après l’autre jusqu’à ce que sa mère et sa sœur arrêtent de parler. Moi, comme la femme de Loth, je me suis transformée en statue de sel. Le yavrum à sa maman allait-il être d’accord pour retourner au Canada? Mes yeux se mouillaient, mon cœur s’affolait, tandis que le ciel là-haut devenait mauve et empli de beauté. Le bonheur serait-il un coup de chance? Un état qui nous tomberait dessus sans crier gare? Je me souviens de cette citation de Goethe apprise au collège : « Le plus pur bonheur du monde renferme un pressentiment de souffrance ».
Peut-être qu’en ce qui me concerne, la souffrance arriva la première. Mais le bonheur, j’essayais de m’en convaincre, arriverait plus tard. J’avais mal à mes yeux, mal à mon cœur et surtout mal à mon intelligence. Je pensais à tout ce à quoi j’avais dû renoncer depuis notre union : à mes grandes études, à l’écriture que j’aimais, à ma famille, à ma liberté et à ma propre gouverne. À titre d’épouse de ce dieu grec, sous son joug, je n’avais aucun droit, aucune autorité, ni véritable amour, ni intimité valable, ni la capacité de décider de quoi que ce soit. À quoi pourrais-je m’accrocher? Ce mariage se transformait en un licou serré, tellement serré qu’il m’empêchait de progresser.
À SUIVRE…
Cora
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Je ne savais vraiment plus quoi faire! J’étais toujours sans nouvelles du mari qui devait s’être rendu à Cologne pour tenter d’y trouver du travail. L’ami Thanassis qui l’accompagnait était rentré depuis quelques jours, mais aucune trace du mari. Au désespoir, je décidai donc de retourner à la petite bibliothèque du village parce que j’avais drôlement besoin de parler à quelqu’un qui ne connaissait rien de ma vie.
Toc, toc. La femme m’ouvrit la porte et me reconnut immédiatement.
— « Que puis-je faire pour toi, jeune fille? Tu me parlais de Cologne l’autre jour. As-tu appris la grande nouvelle? »
Un frisson me secoua. Apeurée, j’eus soudainement la larme à l’œil. Serait-il arrivé quelque chose au mari? Y avait-il une histoire sordide que j’ignorais? Je réussis à articuler « Est-il arrivé quelque chose à un étranger? ».
— « HENRICH BÖLL n’est pas un étranger! Natif de Cologne en 1917, il est considéré comme l’un des plus grands auteurs allemands de la période de l’après-guerre. Il habite toujours Cologne, cette fameuse ville dont tu cherchais la démographie il y a quelques semaines.
— « Pourquoi me parlez-vous de lui aujourd’hui? »
— « Petite demoiselle, parce qu’il vient tout juste de recevoir le prix Nobel de littérature! J’ai d’ailleurs deux ou trois livres de BÖLL traduits en anglais que je pourrais te prêter.
— « Merci, mais je ne lis qu’en français pour le moment. »
— « Mais tu parles très bien le grec! »
— « Je suis une Canadienne francophone, de Montréal. Je parle grec parce que j’y ai épousé un Grec originaire du village de Krya Vrysi. »
— « Et vous êtes ici en vacances? »
— « La vérité? Mon mari est revenu dans son village supposément pour toujours, mais depuis presque six mois, il n’a rien trouvé qui lui convenait pour gagner notre vie. »
— « A-t-il essayé quoi que ce soit? »
— « À notre arrivée, il a voulu exporter des flokatis, mais il a vite changé d’idée. Fainéant comme tout, il préfère fêter et n’aime pas travailler.
— « Pauvre petite, les paresseux du genre sont tous les mêmes! Nous, les vieilles, nous les connaissons comme si nous les avions tricotés. Je n’ai jamais eu de bébé, mais dans ma longue vie, j’en ai vu défiler des maris qui ont ramené de l’étranger de bonnes mamans avec deux ou trois bébés dans leurs bras. Oui, beaucoup de vaillants Grecs réussissent très bien en Amérique, mais tous les fainéants du monde, sous prétexte d’avoir le mal du pays, retournent pleurer dans le tablier de leur mère. N’est-ce pas ainsi que ça se passe pour toi? Combien d’enfants as-tu? Les informations au sujet de Cologne, c’était pour ton mari? »
Devant cette vieille femme philosophe, je remplis mon tablier de larmes. J’oubliai Cologne, Berlin, Hambourg et Munich. Jamais je n’apprendrais à parler l’allemand. Jamais je ne visiterais l’Église Notre-Dame de Dresde, jamais je ne goûterais un « apfelstrudel » (un strudel aux pommes). Plus jamais je ne laisserais le mari me toucher! Je le jurai.
De retour chez la belle-mère, la paire de souliers du mari me sauta aux yeux en premier. Je n’allais surtout pas y toucher, même s’ils étaient bariolés de boue séchée et que j’aurais dû les nettoyer. En entrant dans la cuisine, la belle-mère me chuchota que l’homme dormait à l’étage. Il était enfin rentré de son périple et, vingt jours après son départ, je n’avais plus du tout envie de le questionner. Qu’il aille au diable! Mes petits se trouvaient chez la voisine avec leur tante Despina. J’avais vraiment envie de grimper sur le toit de la maison et de me jeter dans le vide, mais j’ai hésité. J’aimais mes bébés et je courus les chercher tellement j’avais besoin d’affection.
Je les trouvai tous étendus sur le vieux flokati. Ils criaient, jouaient. Le tout petit bâillait de fatigue, mais il ne pleurait pas. Sur la table de la cuisine, un plateau de galaktoboureko (gâteau feuilleté à la semoule avec sirop aromatisé) et une carafe de thé attirèrent mon regard. Je n’avais presque rien mangé depuis deux jours et je dévorai le gâteau qu’elle m’offrit.
À la maison, l’homme dormait toujours comme un ours et, malgré ma très grande curiosité, je n’avais aucune envie de le réveiller. Je courus plutôt chez l’ami Thanassis et, Dieu merci, il s’y trouvait. Il n’avait pas grand-chose à me raconter puisque le mari et lui s’étaient disputés la troisième soirée après leur arrivée à Cologne. J’imaginais facilement pourquoi. Thanassis avait vite constaté que l’homme dormait jusqu’à midi chaque jour. Puis il se levait, se douchait, s’habillait et buvait quatre à cinq cafés pour ensuite trouver un comptoir pour avaler un souvlaki vers 15 h. « Avec lui, la journée débute vers trois ou quatre heures de l’après-midi! », s’exclama Thanassis.
Ce qu’il me dit ne me surprit absolument pas. J’avais pourtant espoir que, dans sa terre natale, le mari se dégourdirait enfin.
— « Je me doutais tellement qu’il allait reproduire la même routine qu’à Montréal! Je ne sais plus à quel saint me vouer. Nous sommes en Grèce depuis près de sept mois et le plus vieux est déjà en retard pour son année scolaire ».
À SUIVRE…
Cora
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Treize jours sans nouvelles du mari qui devait sans doute encore se trouver à Cologne dans l’espoir de décrocher un emploi. La belle-mère commençait à s’inquiéter pour son fils et pour Thanassis, l’ami de la famille qui l’accompagnait. Les deux voyageurs allaient-ils manquer de nourriture? Ma belle-sœur Despina se disait certaine, qu’à leur retour, ils nous surprendraient avec une bonne nouvelle. Elle et sa mère en avaient parlé. Elles consentaient à déménager en Allemagne et vivre avec nous. Despina garderait mes petits et je pourrais travailler pour aider.
Début octobre, les gitans cueilleurs de coton commençaient à arriver dans notre village de Krya Vrysi. Ils dressaient leurs tentes un peu à l’écart des habitations et creusaient un trou dans lequel les femmes et les grands enfants entretenaient le feu pour cuisiner et se réchauffer la nuit venue. Quelle expérience j’ai vécue! Dès qu’ils ont été installés, je leur ai rendu visite en apportant une dizaine de brioches du lendemain du boulanger. Les femmes et les enfants se sont tous régalés. Même les tout-petits tiraient sur ma jupe pour y goûter.
Après plus de six mois d’attente, les cinq valises dans lesquelles j’avais mis tous nos pénates et que le mari avait expédiées par bateau en Grèce étaient finalement arrivées. Puisque le mari se trouvait à l’extérieur du pays, Despina et moi avons pris un arrangement pour faire livrer les valises chez ma belle-mère. Mais je ne les ai pas ouvertes. N’allions-nous pas repartir bientôt, aussitôt que nos deux prospecteurs reviendraient de Cologne avec une bonne nouvelle? Nous, les trois femmes de la maison, nous nous inquiétions et priions en silence, mais nous espérions comme on espère que l’été se pointe le bout du nez. Je n’ai jamais oublié ce verset de Matthieu : « Ne vous inquiétez donc pas du lendemain, car le lendemain prendra soin de lui-même. À chaque jour suffit sa peine. »
Cette peine, cette cruelle attente, démolissait l’espoir en moi. Peut-être l’homme avait-il rencontré une quelqu’une? En 1972, nous ne disposions pas de ces téléphones portables capables de sauver une vie, la mienne peut-être. J’avais soudainement si peur du pire que je ne pouvais pas partager ce sentiment ni avec ma belle-sœur ni avec ma belle-mère. Encore une nuit, j’ai essayé de dormir collée à mes bébés, mon sein réchauffant le tout-petit. Mille idées affreuses s’infiltraient dans ma tête et j’essayais de les combattre. Je voulais m’enfuir, découvrir cette terre promise que le grand manitou m’avait réservée quelque part.
Le lendemain, épuisée, amochée, découragée, je me suis levée et j’ai réchauffé une grosse cruche d’eau pour laver mes bébés. Je les ai habillés, dorlotés, peignés et confiés à la belle-sœur pour une petite heure. Puis, je me suis rendue chez le boulanger en souhaitant l’interroger. L’homme revêtait son habituel grand tablier blanc. Je lui ai demandé si son fils Thanassis, qui voyageait avec mon fainéant de mari, lui avait donné signe de vie. Savait-il quand les deux voyageurs allaient revenir?
Le boulanger avala sa langue et ne dit rien. J’ai dû brailler à chaudes larmes pour qu’il se décide à cracher le morceau. Thanassis était rentré depuis trois jours avec l’interdiction formelle de nous en informer. J’ai cru m’effondrer.
— « S’il vous plaît, monsieur, puis-je parler à votre fils? »
— « Il est à Véria (village voisin) pour acheter une nouvelle levure à croissant. »
En pleurnichant, je lui ai répondu que mes enfants et moi aimions beaucoup ses croissants et que je lui offris toute ma reconnaissance pour m’avoir révélé la vérité et je le remerciai pour toutes les brioches et les pains invendus de la veille qu’il m’offrait si généreusement.
Chaque famille avance à son rythme, mais la mienne reculait et risquait de s’effondrer. Arrivée à la maison, je suis montée sans un mot à l’étage et j’ai câliné le tout-petit qui dormait comme un ange. Accroupie sur le plancher de la cuisine, ma belle-sœur lavait ses draps et ceux de sa mère à la main dans un grand seau. Sur un rond allumé, un chaudron d’eau commençait à frissonner. Ensuite, Despina étendrait les draps dehors et s’occuperait du linge des petits. Comme dans une vraie famille, nous nous entraidions.
J’avais le caquet bas et j’étais complètement dépitée. J’ai voulu parler à la belle-mère, mais je me suis retenue. Où diable se trouvait le mari? Je devais attendre que Thanassis revienne au village pour lui parler. J’ai endimanché les deux plus vieux et nous sommes allés sur la rue principale, dans un café qui servait des pâtisseries, et nous y avons partagé un petit baklava. Cette délicieuse gâterie nous a redonné un peu de pep.
J’aimais ma belle-mère et sa fille, mais j’en avais par-dessus la tête d’attendre un homme qui n’était ni un mari ni un père. Je l’ai vu une seule fois avec un enfant dans ses bras. J’en conclus finalement qu’il ne nous aimait pas. Jamais cet homme ne m’a câlinée, protégée, encouragée, félicitée, aimée. Je ne l’ai jamais vu non plus témoigner de l’affection aux petits ni passer du temps à jouer avec eux. Voilà la vérité pure et dure.
J’étais candide et naïve lorsque je l’ai rencontré. Il m’a vite déflorée sans que je réalise que ce qui se passait était la façon dont on faisait les bébés… et un petit garçon est arrivé neuf mois plus tard. Pendant qu’il volait mon innocence, aucune goutte de sang n’a taché le drap. Il m’a accusée à tort, et pour le reste de notre vie conjugale, d’avoir perdu ma virginité avant notre première rencontre.
L’homme aurait voulu que je me fasse avorter, mais j’ai refusé. Ses deux frères l’avaient donc obligé à m’épouser et j’ai dit oui. Ce OUI, je l’ai rapidement regretté et il m’empoisonne goutte à goutte chaque fois que je pense à lui, même après plus de 50 ans. Mon plus grand malheur ici-bas, c’est de l’avoir rencontré.
Pendant que je me morfondais dans le fond d’un village pauvre et quasi désert de la Grèce, que faisait le mari en Allemagne? D’ailleurs, s’y trouvait-il réellement? Pourquoi son compagnon de voyage était-il rentré sans lui? Non seulement je regrettais certains de mes choix de vie, mais je maudissais tout ce qu’il m’imposait.
À SUIVRE…
Cora
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L’ami Thanassis a tellement insisté que mon mari a finalement accepté d’entreprendre une petite virée en Allemagne! Tellement de Grecs s’y rendaient pour d’abord s’acclimater et examiner les opportunités, puis pour s’installer dans les plus grandes villes du pays où chaque coin de rue grouillait de commerces. Ces arrivants étaient presque certains de gagner de l’argent, autant comme manœuvre dans les manufactures qu’en tant que commerçants en guenilles ou en restauration rapide.
« Quelle est la meilleure ville à visiter? », demandai-je. Thanassis répondit que presque toutes les villes allemandes se révélaient prospères et attirantes. Un cousin à lui avait ouvert un comptoir de souvlakis à Cologne en juillet 1965 et, sept ans plus tard, il en possédait huit et roulait sur l’or.
Je me suis donc rendue à la petite bibliothèque du village pour essayer d’en apprendre davantage sur la ville de Cologne. J’aimais le nom et tout probablement que j’aimerais sa senteur. Toc, toc, toc. Une vieille femme de presque 100 ans m’ouvrit la porte.
— « Ti thelis, koritsi mou? » (Que veux-tu, jeune fille?) Je lui expliquai le but de ma visite. La bibliothécaire sortit une fiche d’un classeur en bois aussi vieux qu’elle.
— « Tout est délabré dans cette vieille maison, jeune fille, mais nos fiches sont actualisées aux cinq ans pour les pays étrangers. En 1970, la ville de Cologne comptait 1 073 096 habitants. »
— « Pourriez-vous, chère dame, me dire combien de kilomètres il faut rouler en voiture pour aller de Thessalonique à Cologne? »
— « Demandez à monsieur le maire. Il s’y rend deux fois par année pour visiter sa fille et ses trois petits-fils. »
J’avais tellement envie de faire ce voyage avec les deux hommes, mais c’était impensable. Trois bébés comptaient sur moi à la maison! Thanassis m’apprit que la distance entre Thessalonique et Cologne s’élève à 2157 kilomètres, représentant environ 20 heures de route, en plus de centaines de kilomètres pour visiter la ville de fond en comble.
De plus, la langue allemande est particulière. Elle n’est pas assise sur le bout de la langue, mais cachée au fond de la gorge. Ses tonalités sont rauques, gutturales, rudes et rocailleuses comme des petits cailloux qui déboulent d’une montagne. « Thanassis parle-t-il allemand? », demanda le mari.
Sous l’œil attentif de la belle-mère, ma belle-sœur Despina et moi avons préparé un panier de victuailles pour nos grands voyageurs. Des feuilletés aux épinards, des feuilles de vigne farcies à la viande, des tranches d’aubergines rôties, des betteraves marinées, du feta, du « basturma » (de fines tranches de bœuf fortement pressé et séché) dont le mari raffolait, une dizaine de brochettes de poulet à l’origan et, bien entendu, un gros kilo de tzatziki que j’ai moi-même concocté en y ajoutant des râpures de chair de concombre bien frais.
À cet instant, j’ai vécu l’étrange bonheur de réaliser que mon cœur ne se décourage jamais, il ne fait qu’espérer. J’ai profité de l’absence du mari pour convaincre sa mère, un peu chaque jour, de venir s’installer au Canada avec Despina. La vie dans le village s’avérait très difficile sans homme à la maison. Les bras des quelques voisins et cousins ne suffisaient pas pour entretenir les deux étages cimentés de la vieille demeure. Chaque soir, je berçais mes bébés en priant très fort pour que nous puissions partir de ce village presque déserté. Que la foudre m’emporte, mais si je n’avais pas d’enfant! Et pourtant, ils étaient ma chair, mon cœur, mes pensées et mes yeux qui, peu à peu, s’asséchaient de larmes. Le mari parti, mes trois petits et moi couchions au milieu du lit et rêvions que nous nous trouvions au paradis.
Le lendemain matin, en se rendant à la poste, Despina apprit que cinq grosses valises venaient d’arriver au village pour le mari. Après plus de six mois, nos pénates montréalais étaient enfin arrivés en Grèce! J’ai tout de suite eu l’envie de les retourner à l’expéditeur, mais j’ai hésité. Allions-nous attendre la vieille camionnette du boulanger pour récupérer nos valises dans lesquelles j’avais caché quelques livres parmi mes dessous féminins, là où l’homme ne regardait jamais?
J’avais peur, je pleurais, j’avais tellement envie d’écrire quelques lignes de poésie pour me libérer de mon fardeau. Comme des plaies ouvertes qui saignent et sèchent sans guérir, mes besoins n’étaient jamais assouvis. Sept interminables jours s’étaient écoulés depuis le départ du mari et de l’ami Thanassis pour Cologne, sans aucune nouvelle. L’homme aurait-il trouvé un travail intéressant et payant; un comptoir de souvlakis tenu par un vrai Grec; ou un poste de contremaître dans une manufacture de manteaux de fourrure?
À Montréal, de mon temps, la plupart des épouses grecques travaillaient dans des manufactures de manteaux de fourrure. Elles y cousaient les doublures avec une très grande habileté. Elles n’étaient pas payées à l’heure ni à la semaine, mais au nombre de doublures qu’elles cousaient par jour. Les plus chanceuses pouvaient compter sur la grand-mère pour garder les enfants pendant qu’elles cousaient puisque celle-ci habitait avec elles. Alors ces vaillantes immigrantes apportaient à la maison deux ou trois doublures à coudre après le souper, soutenant ainsi leurs maris jusqu’à ce qu’ils réussissent en restauration.
Et moi, qu’aurais-je pu faire pour épauler ce mari qui dansait jusqu’aux petites heures et dormait jusqu’à midi? Sans parler de son expertise en séduction! Une fois, au mariage d’une cousine, je l’ai vu à l’œuvre sur un plancher de danse et les filles tombaient comme des mouches juste à le voir se trémousser. Tandis qu’il brillait par son absence, j’y repensais et l’envie me prenait d’emmailloter mes bébés et de prendre le large!
À SUIVRE…
Cora
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Sur le chemin du retour entre l’hôpital et le village, ni Thanassis, ni mon mari et moi n’avions prononcé un traître mot. Un épais malentendu déchirait l’atmosphère. La mare de sang dans laquelle je m’étais réveillée sur la civière et les deux pilules que j’avais dû avaler dépassaient mon entendement. J’avais quand même sorti de mon corps un magnifique poupon à peine plus de 40 jours auparavant et voici que le sang coulait encore entre mes cuisses. Ce vieux docteur m’avait abîmée, charcutée, avortée. À ma première grossesse, mes beaux-frères avaient convaincu l’homme de m’épouser parce que j’étais la première qui lui refusait de se faire avorter. Parce que j’étais enceinte, je m’étais mariée obligée, comme on disait dans le temps. Mais cette fois, on ne m’avait même pas accordé le droit de prendre la décision.
J’avais soif. Sur la banquette arrière de la vieille bagnole du boulanger, mon corps se tordait de douleur. À l’avant, le mari, fumant comme un défoncé, s’amusait à retenir la fumée dans ses poumons le plus longtemps possible. Dans son empire du silence, il m’ignorait totalement. Je regardais mon ami Thanassis dans le rétroviseur et ça m’encourageait. « S’il te plaît, Thanassis, ouvre une fenêtre. Ma bouche est complètement desséchée. J’ai besoin de boire de l’eau. » Le mari continua à m’ignorer et à avaler de la boucane jusqu’à ce que nous nous arrêtions à la seule station d’essence située quasi à mi-chemin entre la grande ville et le village.
— « Sortons nous dégourdir les jambes », clama l’époux.
— « Bonne idée », rétorqua Thanassis.
J’ai ouvert la porte arrière et tenté de m’extirper de la bagnole. En avançant d’un pas, je m’aperçus que j’avais tacheté ma robe et la banquette arrière et que de minces filets de sang dégoulinaient sur mes jambes. « Thanassis, s’il te plaît, demande à quelqu’un un morceau de tissu mouillé pour me rafraîchir. S’il y a une femme dans la baraque, je veux lui parler. »
Une grand-mère assise dans un coin lâcha son tricot et s’avança vers moi. Elle avait tout compris en voyant mes yeux apeurés, mon visage blême et mes jambes collées l’une sur l’autre. La vieille femme essuya le sang sur mes cuisses, me tendit des découpures de tissus bien propres en me conseillant de m’étendre un peu pendant qu’elle nettoierait la banquette arrière. Elle me mena donc au fond de la bâtisse. C’est à ce moment que je découvris que la station-service abritait une petite pièce secrète où la vieille dame servait d’infirmière et parfois d’avorteuse pour les femmes du village. Elle m’installa sur son lit de fortune couvert de vieux draps.
Enfin revenue au village, j’ai tout de suite raconté à ma belle-sœur Despina qu’après l’examen post-partum habituel, on m’avait endormie sans demander mon consentement et retiré l’embryon d’un nouvel enfant. « Les hommes n’ont aucune idée de ce que les femmes endurent. Moi la première, je me suis bien mariée et j’ai accouché d’un petit garçon mort-né », me dit-elle. Après quelques larmes, je lui ai parlé de la vieille femme du garage. Selon Despina, c’était un secret bien gardé que tout le monde connaissait, mais dont personne ne parlait. À mi-chemin entre la grande ville de Thessalonique et les quelques villages avoisinants Krya Vrysi, les jeunes filles engrossées illicitement visitaient la femme du garage qui s’occupait d’expulser l’avorton et de recoudre l’hymen. Ainsi, la jeune fille redevenue vierge pourrait se marier.
Un souvenir du temps où je demeurais à Montréal me revient en tête. Mariée depuis quelque deux ans, j’avais le ventre quasi prêt à accoucher de ma fille, mon deuxième bébé. Un bon ami du mari nous avait invités à son mariage. J’étais très contente qu’une belle-sœur me prête une robe de maternité qui m’allait. Née au Canada de parents immigrants grecs, la jeune fille de 17 ans travaillait avec son père devenu restaurateur sur l’avenue du Parc et parlait parfaitement anglais et français. Croyez-le ou non, la coutume à cette époque consistait à déflorer la future épouse un ou deux jours avant la cérémonie du mariage pour que le mari puisse être convaincu de sa virginité. Cependant, cette magnifique promise ne l’était pas. Lorsque la mère du futur époux apprit ce qu’il s’était passé, elle annula la noce. Le futur mari, qui aimait sa promise comme un fou, se retrouva le bec à l’eau et le cœur en miettes.
Mais revenons au lendemain matin de notre visite de suivi à l’hôpital. Le mari était réveillé et tenait le tout petit dans ses bras. Il lui faisait des guili-guili pour me faire rire, je suppose. C’était mon troisième bébé, mais c'était vraiment la première fois qu’il prenait un de nos enfants dans ses bras.
Voulait-il être pardonné, excusé, gracié? Voulait-il me faire croire que c’était un service qu’il nous avait rendu la veille? Tout son comportement m’exaspérait. C’était un homme peu éduqué, paresseux, ignorant, imbu de lui-même, irresponsable, illogique et imprévisible. Ce dernier qualificatif m’effrayait au plus haut point. Pensait-il encore que la vie en Grèce était beaucoup plus facile qu’en Amérique? Lui-même, depuis plus de six mois, n’avait trouvé aucune opportunité valable pour gagner sa vie. Mais avait-il vraiment cherché?
Ce mois-là, le jardin débordait de légumes que j’avais ramassés et entreposés au deuxième étage de la maison. Nous avions récolté tellement d’oignons que j’ai dû enseigner à ma belle-sœur Despina comment les confire. Un jour, j’ai coupé le cou d’une belle grosse poule blanche pour notre souper. Les petits se sont bien amusés avec les plumes de la poule qu’ils allaient manger. Le plus vieux adorait les cuisses de poulet avec des frites allumettes cuites dans une grande poêle en fonte. Misère, les petits chercheront le ketchup! Que vais-je faire? Il m’a fallu écrabouiller quelques tomates bien mûres et en faire une « purée maison » comme l’aurait dit notre célèbre Jehane Benoît nationale.
Fin septembre, j’ai commencé à avoir peur. Constatant que le mari ne travaillait toujours pas, le boulanger me donnait le pain de la veille et quelques brioches invendues pour mes enfants. Les poches du mari étaient-elles si vides? Je n’avais aucune idée de ce qu’il possédait. Au café du village, tout ce dont les hommes parlaient, c’était du manque flagrant de travail bien rémunéré.
— « Où pourrions-nous aller? »
— « Peut-être en Allemagne? », murmura Thanassis. « Une grande majorité d’hommes grecs y sont déjà, travaillant dans les usines, sur les fermes agricoles ou dans les restaurants ».
— « L’Allemagne, le Canada ou les États-Unis, c’est du pareil au même! », grogna l’époux lorsque j’ai voulu tâter le terrain.
— « Hambourg, Munich ou Cologne, ça te tente? Tes deux frères au Canada vivent comme des rois avec leurs restaurants. Leurs familles ne manquent de rien. S’il te plaît, retournons au Canada. Demandons le passeport du bébé et partons. Dépêchons-nous! »
À SUIVRE…
Cora
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En Grèce, à cette époque (1972), lorsqu’une femme accouchait, elle devait obligatoirement rester dans la maison pendant 40 jours. Au quarante et unième lever du soleil, elle devait aller présenter son enfant au « pope » (le curé de la paroisse) et ainsi décréter la fin de sa quarantaine. J’avais accouché du troisième enfant à la fin juin et je restais à la maison à prendre soin de la marmaille tandis que le mari devait se trouver un emploi pour faire vivre sa famille.
Le village de Krya Vrysi était si petit que tout le monde se connaissait. Le mari, je suppose, avait oublié ce détail. C’est ainsi que son secret enflamma toute la rue principale comme une traînée de poudre. L’homme voulait voir du monde, aller vivre dans une grande ville où il pourrait devenir commerçant. Qu’allait-il vendre? Dieu seul le savait et le diable s’en doutait.
L’ami Thanassis alla boire quelques cafés sur la rue principale et apprit vite tout ce qu’il y avait à savoir : le mari s’était mis dans la tête de vendre des « flokatis ». Les flokatis sont des tapis à mèches longues (des tapis « shaggy ») fabriqués selon une tradition particulière et assemblés à la main dont le poids minimal est de 1800 grammes par mètre carré. La pure laine vierge de mouton de ces magnifiques tapis, jadis synonymes de douceur, de confort et de chaleur, élevait ces tapis, à une certaine époque, au rang des produits luxueux. Cependant, les flokatis n’étaient déjà plus populaires en Amérique ni même en Grèce tout simplement, je suppose, parce que les chaumières commençaient à être chauffées.
Lorsqu’enfin le mari se décida à me parler de ce nouveau projet, je lui répondis que même sa propre mère et sa sœur n’utilisaient plus de flokatis parce qu’ils étaient trop lourds à secouer, trop difficiles à transporter, et trop dispendieux à remplacer. Selon Thanassis, seuls les démunis et les gitans de l’époque les appréciaient parce qu’ils les recevaient gratuitement des nantis qui n’en voulaient plus. Je ne le savais pas à ce moment-là, mais ce projet n’irait nulle part, comme beaucoup d’autres de ses aspirations bidon.
Arriva enfin le 19 juillet, l’anniversaire de ma fille portant le même prénom que sa grand-mère grecque : Getsémanie. Ma belle-sœur Despina avait fait en cachette un gâteau aux cerises à peine mûres avec trois petites chandelles roses. La coiffeuse du village m’avait offert de couper un pouce des cheveux de la petite pour qu’ils poussent mieux et plus vite. Même Thanassis avait apporté une petite robe jaune pour la fillette. Le mari allait évidemment manquer la fête parce qu’il était à Thessalonique. J’avais certes remarqué qu’il y allait de plus en plus souvent et cela m’intriguait. Cherchait-il encore une façon de gagner sa vie? Ou s’offrait-il une distraction féminine? Peut-être. L’homme avait toujours un quelconque projet secret; une excuse pour s’absenter régulièrement du village. Pendant ce temps, je m’occupais de l’immense jardin et de remplir de l’eau du puits six ou sept grosses cruches pour nos besoins quotidiens. La plupart des maisons du village n’avaient pas l’eau courante et cela enrageait la belle-mère. Son grand garçon adoré ne pourrait-il point l’installer au lieu de perdre son temps à élaborer des plans?
Heureusement, ma vaillante belle-sœur adorait prendre soin de mes bébés. Chaque matin, elle les débarbouillait, les langeait, les nourrissait et amenait le tout petit à mon sein.
En août, j’avais fièrement présenté mon bébé au « pope » du village. Je devais retourner à l’hôpital de Thessalonique pour un examen de routine à la suite de l’accouchement et qui marquait aussi la fin de ma quarantaine. Thanassis accepta de nous y conduire, l’homme et moi. J’étais en pleine forme, je n’avais pas pris un seul kilo malgré le pain que je savourais chaque jour et la mangeaille grecque qui trempait dans l’huile d’olive. À notre arrivée, un vieux docteur salua le mari, m’ordonna d’enlever mes dessous et de m’étendre sur une étroite table. L’homme ganté palpa mes seins, mon ventre et entra quelques doigts dans mon entrejambe presque guéri. Puis les deux hommes s’exprimèrent dans un dialecte de montagne que je ne comprenais pas.
Juste quelques mots et quelques regards suffirent pour que je comprenne que quelque chose allait de travers. Le docteur s’absenta quelques minutes et revint avec une seringue dans les mains. « Une petite piqûre calmante », dit le vieillard en me souriant. Le temps d’interroger le mari et je tombais dans les vapes. À mon réveil, le vieux docteur avait quitté la pièce. La civière sur laquelle je reposais était tachée de sang. En voyant l’épaisse serviette sanitaire placée entre mes cuisses, j’ai vite compris pourquoi on m’avait endormie contre mon gré. J’avais peur, je pleurais. Le mari, qui s’était empressé de courir à la pharmacie pour se procurer deux comprimés prescrits que j’allais devoir avaler sans les croquer, m’aida à remettre ma culotte, ma robe et mes sandales. Il prit mon bras pour descendre les escaliers et nous quittâmes l’endroit sans échanger un seul mot.
À SUIVRE…
Cora
❤️